Je rencontrai Ariane pour la première fois à l’occasion du salon du livre de Québec, en 2019, lors d’une soirée peu mouvementée, une vingtaine de minutes avant la fermeture des lieux.
Des années plus tard, elle dit vaguement se rappeler du jeune homme que j’étais, mes aspirations littéraires et mon but de poursuivre mes études au deuxième cycle. Si lors des premières minutes de notre entretien je demeure gêné, le calme et la chaleur d’Ariane ont rapidement raison de mes défenses. Puis, ses longs cheveux roux me rappellent l’Halloween, l’une de mes fêtes préférées, et m’inspirent confiance.
Après une brève introduction, j’entre dans ce que je crois le vif du sujet : sa carrière d’écrivaine.
— Tu as écrit une soixantaine de nouvelles, c’est ça?
— Je pense que je suis rendu à 70… Aimerais-tu avoir le chiffre exact? Si oui, je peux te le trouver.
Sa tête s’incline, ses yeux se détournent, cherchent l’information.
— C’est 73!
La soixantaine m’impressionnait déjà.
— En ce moment, tu es codirectrice de la revue d’art Le Sabord?
— Oui.
— Directrice artistique, coéditrice et codirectrice chez Brins d’éternité…
— Non, ça ce n’est plus le cas.
Elle m’explique avoir quitté la revue un an et demi plus tôt, après y avoir travaillé pendant 13 ans.
— Et par rapport au Sabord, je suis codirectrice générale et littéraire, mais il y a aussi Karine Bouchard qui est codirectrice générale et artistique.
Je note l’importance avec laquelle elle souligne le travail de sa collègue et comprend qu’elle aime rendre aux autres le crédit qui leur revient.
— J’ai lu qu’on avait déjà mélangé vos noms? Ariane Bouchard, ou quelque chose comme ça?
— Oh, oui! C’était Karine Gélinas.
Nous rions.
Je me renseigne sur son doctorat portant sur Les mémoires du diable de Frédéric Soulié. Elle dit s’être intéressée aux différentes manifestations diaboliques à l’intérieur du corpus, à la fois par l’entremise des personnages, mais aussi du langage mis de l’avant et des métamorphoses physiques du diable.
— C’était sous la direction d’Hélène Marcotte?
Une dame que je connais de nom pour son implication au sein des littératures de genres à l’université.
Ariane acquiesce.
— C’est elle qui a accompagné presque l’intégralité des étudiants et étudiantes qui ont choisi les littératures de l’imaginaire dans le cadre de leurs études, à l’UQTR. Elle travaillait aussi en littérature policière, jeunesse, érotique, etc.
Je passe alors en mode topo :
— 73 nouvelles; L’enfant sans visage publié chez XYZ; la trilogie des Villages assoupis au Marchand de feuilles; Le sabbat des éphémères aux Six brumes; Les cendres de Sedna, Quelques battements d’ailes avant la nuit et Criminelles chez Alire; puis, tout récemment, La cité oblique chez Alto…
Je reprends mon souffle. À ce point, je sens qu’une certaine complicité s’est installée entre nous.
— Tu es encore toute jeune, est-ce que tu te gardes du jus pour les vingt prochaines années?
Un sourire étire ses lèvres.
— C’est gentil de dire que je suis encore toute jeune.
Au départ, dit-elle, elle poursuivait un rythme d’un livre par année, en plus de six ou sept nouvelles.
— Maintenant, je suis plus aux deux ou trois ans pour les publications, et je me dirige davantage vers les collaborations. Tu as parlé de Criminelles avec Maureen Martineau, La cité oblique avec Christian Quesnel. Il y a aussi un Criminelles 2…
Une moue doit transparaitre sur mon visage puisqu’elle me rassure aussitôt :
— Ça ne sera pas ça le titre! Le livre va s’appeler Saisons noires.
Je me détend sur le coup.
— On vise une publication simultanée au Québec et en France, termine-t-elle.
— Parce qu’Alire est distribué en France aussi, c’est ça?
— Oui. Et pour La cité oblique on aimerait une coédition avec une maison d’édition française pour qu’elle soit prochainement publiée chez un éditeur outre-Atlantique.
On divague un peu sur les publications à l’internationale et elle m’explique avoir écrit une nouvelle, Ombres jumelles, d’abord paru dans la revue Solaris, en 2011, traduite au sein d’un collectif en anglais, aux États-Unis, puis reprise en espagnol et en hongrois.
— Ça c’était l’année dernière, dans un collectif d’horreur. Quoique la nouvelle en question c’est plus de l’épouvante, du fantastique, que de l’horreur au sens stricte. Cela dit j’en écris de l’horreur, disons que quand tu écris pour la Maison des viscères…
— On a un doute.
— Oui! Le nom en dit long. Mais mon genre de prédilection s’articule plus autour de la littérature noire, fantastique, avec une approche poétique. Ce n’est pas sans raison que je travaille au Sabord. Et on est situé à Trois-Rivières également, capitale de la poésie.
— Peux-tu nous expliquer ce que signifie « l’approche poétique » pour toi, au sein du roman.
— C’est surtout dans le choix des mots, des verbes. Je fais différentes étapes de réécriture sur mes textes, mais la toute dernière est exclusivement langagière. C’est souvent à ce moment-là que je vais changer les verbes. J’en choisis qui sont un peu obliques, parce que je trouve que ça crée un effet fantastique, un peu inconscient chez le lecteur. J’aime les verbes inattendus.
Elle m’explique qu’à l’écrit elle aimerait exprimer toutes les couleurs, les textures, les odeurs; bref, l’intégralité de ce que les personnages voient ou ressentent, mais qu’avec le métier, elle a compris qu’en enlevant plusieurs adjectifs, ceux qui demeurent deviennent plus évocateurs et que, ça aussi, ça participe à la poésie d’un texte en prose, tout comme les silences et la structure.
— Par sa présence et son absence; par ses blancs dans la mise en forme. Parfois, j’ajoute aussi de petites phrases déstructurées qui ne commencent pas par des majuscules ni ne finissent par des points.
Moi qui ne m’intéresse guère à la poésie, je trouve son explication des plus intéressantes.
On change de sujet et elle m’explique, depuis peu, refuser les mandats de pige qui s’offrent à elle.
— J’ai été six ans chroniqueuse pour Les libraires et cinq ans critique chez Lettres québécoises, mais à un moment donné, je vois le passage du temps, et le peu de temps qu’il me reste pour la création…
Je lui demande si elle aimerait retrouver plus de temps pour écrire dans le futur.
— Oui! J’aimerais ça pouvoir me dégager, qui sait, peut-être une journée complète par semaine. Je trouverais ça merveilleux.
— Et est-ce que, plus jeune, tu avais l’impression d’avoir plus de temps à consacrer à tes projets?
— Bien, je dirais – et il y a des étudiants de 2e et 3e cycle qui seront absolument pas d’accord avec moi –, mais j’ai trouvé le temps pendant ma maîtrise et mon doctorat tellement propice à l’écriture. Je n’ai jamais autant écrit de toute ma vie! Pourtant, je travaillais en même temps que je poursuivais mes études, mais le fait de suivre des séminaires, de rédiger mon mémoire, ma thèse…
— Ça nourrissait l’imagination, la créativité?
— Et le mouvement, oui. Dans l’apprentissage, les échanges…
Nous parlons de tout et de rien, jusqu’à ce qu’Ariane me dise ne pas aimer catégoriser ses œuvres. Mon impression, c’est qu’on la connait surtout pour ses créations au sein des littératures de l’imaginaire. Elle comprend d’où ça vient et ne s’en formalise pas.
— Quand j’ai fait le choix, conscient, de publier chez Alire, je savais bien que c’était une maison d’édition spécialisée et que certaines personnes peuvent avoir des a priori en se disant, c’est de la paralittérature – un mot qui me hérisse, mais bon! De toute façon, c’est assez rare qu’on va échapper aux étiquettes.
— Je ne pense pas qu’on le peut.
— Dès qu’on prend la parole publiquement, qu’on donne ses écrits, ses créations, à lire, à partager, on participe à une sorte de détachement. Au sens où, après, les œuvres vont vivre dans l’esprit des lecteurs, des lectrices. On n’a pas le contrôle sur leur interprétation. C’est fascinant, et un peu inquiétant au début, quand on commence. Je crois qu’il y a deux défis majeurs en écriture. Le premier, c’est la page blanche, et il y a vraiment des gens qui sont incapables de passer à l’acte ou qui ont énormément de difficulté; le deuxième, c’est justement ça. Accepter cet arrachement-là, ce : « Je peux être lu par les membres de ma famille, qui vont me juger, par des critiques incendiaires, qui vont me juger. »
— Et ça s’est bien passé pour toi?
— Oui. Je dirais plus que l’apprentissage que j’ai eu à faire c’est : « OK, tu vas devoir avoir d’autres métiers autour de l’écriture. Choisit lesquels! »
— Un grand processus de désenchantement pour nous tous!
Puis, amateur de fantastique et de fantasy, je demande à Ariane qu’elle est la place des littératures de l’imaginaire à l’université.
— Je pense qu’elle pourrait être plus grande. Au bac., où j’enseigne comme chargée de cours, il n’y a qu’un seul cours consacré aux littératures de l’imaginaire. Celui qui s’appelle Paralittératures…
— Le fameux mot.
— Oui. Techniquement, il pourrait y avoir des cours spéciaux. Par exemple, à l’UQAM, ils ont déjà donné un cours sur la littérature d’horreur. La place devrait quand même être plus importante. Je remarque, avec mes étudiants, et peu importe où ils en sont dans le bac., qu’ils ont naturellement beaucoup lu de littératures de l’imaginaire avant de suivre mes cours. Quand on leur apprend c’est quoi de la littérature générale, plusieurs tombent des nues. Parce que, ce qu’ils lisent depuis des années – de l’imaginaire – ça fait partie du grand corpus de la littérature.
— Pourtant, au Québec, on ne met pas l’accent là-dessus, dans le jeunesse, oui, dans l’adulte, pas vraiment?
— Ça devient de plus en plus omniprésent, je te dirais. Actuellement, notre littérature est très forte, elle se démarque. Il y a un bouillonnement, il y a beaucoup de contrastes, de variétés. Et il y a des signes de santé, et d’intégration – disons intégration entre guillemets. On retrouve des collections spécialisées chez des éditeurs généralistes. Prends, par exemple, VLB, Triptyque, Tête première. Et quand tu regardes les finalistes des Prix du Gouverneur général, il y a eu l’an dernier Noir métal de Sébastien Chabot; en 2018, De synthèse de Karoline Georges et Martine Desjardins, finaliste en 2010 avec Maleficium. En ce moment, on participe à une sorte d’harmonie de l’imaginaire chez le lecteur. Je dirais que le travail sera surtout à faire dans les programmes universitaires.
— Penses-tu que l’aspect littéraire est différent dans une œuvre de littérature de genre que dans une œuvre de littérature générale?
— Pas pour moi. Peut-être que d’autres auteurs te donneraient une réponse différente, mais j’aborde les deux avec le même souci de littérarité.
J’accroche sur le mot, la questionne.
— Le souci de littérarité, c’est la qualité littéraire d’une œuvre et ça se retrouve dans différents aspects : l’intrigue, la narration, le lexique, le pouvoir d’évocation, le développement des personnages. Un tout qui va contribuer au sentiment qu’il s’agit bien d’une œuvre artistique. Ensuite, qu’on dise que ça relève de la fantasy, de la science-fiction, peu importe!
Elle continue en abordant la question d’intention. Quelles étaient les intentions de l’auteur à travers l’œuvre? Ses buts artistiques? Puis, nous passons à autre chose.
Je sais qu’Ariane a collaborée avec de multiples maisons d’édition et qu’elle travaille comme éditrice. Elle me dit que même si, parfois, en tant que directrice littéraire, elle se sent convaincue du bien fondé de certaines de ses suggestions, le mot clé demeure dialogue. Elle-même a travaillé avec des éditeurs qui laissaient peu ou pas de place à la discussion, alors que selon elle, la direction littéraire c’est avant tout des suggestions.
Je lui demande si elle a des projets de collaboration en tête, pour le futur, amorcés ou pas.
— Il y a Criminelles 2 avec Maureen. C’est sûr que j’aimerais retravailler avec Christian Quesnel, sur une autre bande dessinée. J’aimerais ça aussi scénariser un court ou un long-métrange. Je pense que c’est suffisant, pour l’instant; sinon on pourrait y passer la journée.
— Ça fait beaucoup de chapeaux! J’ai l’impression que tu es une véritable pieuvre littéraire au Québec. Une touche-à-tout, avec plusieurs bras, et qui crache beaucoup d’encre – sur papier dans ton cas.
— Oh, oui! C’est vrai que je fais beaucoup de choses. Puis, il y a bien quelque chose de tentaculaire dans ma démarche et avec la parution de La cité oblique, on est en plein dans le lexique marin, ça marche!
Notre discussion s’achève dans la bonne humeur; Ariane qui me remercie de s’intéresser à son œuvre, moi qui songe : « Évidemment que je m’y intéresse! », puis sors de ma torpeur et la remercie d’avoir accepté mon invitation pour un entretien, somme toute, des plus chaleureux.
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