Détenteur d’un DEC en arts plastiques, d’un baccalauréat en histoire de l’art, et d’une maîtrise en andragogie, Gilles Jobidon s’inspire grandement des arts visuels pour son travail d’écriture. Il considère la création comme l’une des manifestations du sacré.
Boursier du Conseil des arts et des lettres du Québec, du Conseil des Arts du Canada et du Conseil des arts de Longueuil, son œuvre romanesque s’est méritée de nombreux prix littéraires, dont les prix Robert-Cliche 2003, Ringuet 2004 de l’Académie des lettres du Québec et Anne-Hébert 2005 pour son premier roman, La route des petits matins.
En 2006, il obtenait le grand prix du livre de la Montérégie pour L’Âme frère et en 2013 pour Combustio. Le Prix Arlette Cousture lui a été décerné en 2016 pour La petite B.
Le Tranquille affligé, son dernier roman, publié en 2019, lui a valu le Prix des 5 continents de la francophonie et le Prix Arlette Cousture. L’auteur a également remporté le Prix Reconnaissance Desjardins du Conseil des arts de Longueuil 2020, attribué à un artiste pour son apport à sa discipline.
Gilles Jobidon est membre du Conseil d’Administration de Félix, le Camp littéraire, depuis 2014. Il s’engage aussi comme écrivain-conseil, notamment pour le programme de parrainage de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois et du Camp littéraire Félix.
La genèse
Guy Roussel: Qu’est-ce qui vous a amené à l’écriture?
Gilles Jobidon: La maladie a bousculé l’ordre des choses. Cela a accéléré mon désir d’écrire. L’écriture m’est apparue comme le média par excellence pour exprimer cette pulsion artistique qui m’habitait depuis mon plus jeune âge et que je n’avais encore pu actualiser de façon continue.
GR: Quel a été l’élément déclencheur?
GB: Je ne suis pas à proprement parler un littéraire. Je suis un visuel qui, pour toutes sortes de raisons, s’est réfugié en littérature. L’écriture n’est pas mon médium naturel, mais c’est celui que j’ai choisi et que je rechoisis chaque jour pour m’exprimer. Cette sensation d’imposture — moi qui n’ai fait aucune étude en littérature — je ne peux faire autrement que de l’accepter, voire de le magnifier parce qu’il fait partie de mon cheminement. Lorsque j’ai commencé à écrire, j’allais dans toutes les directions, je papillonnais, je ne savais pas trop de quoi traiter. Pour moi, le sujet est ce qu’il y a de plus difficile à trouver. C’est à ce moment-là que j’ai fait la rencontre de mon conjoint, avec qui je vis depuis vingt-deux ans. Il m’est alors devenu impératif de pouvoir le dire (dans le sens de raconter son histoire). Le livre, qui lui est dédié, commence ainsi: «Il fallait que je te dise…». Je voulais partager son cheminement, mais à ma manière, pas d’une façon convenue et prévisible. Je devais aussi suivre cette petite musique qui me parvenait en même temps que j’écrivais, me mettre en retrait afin de laisser toute la place à l’homme et au personnage qu’il a inspiré.
En art, quel qu’il soit, le réalisme ne m’intéresse pas, sauf dans de très rares exceptions — entre autres, Là-haut tout est calme, de Gerbrand Bakker, ou Alex Colville en peinture et Diane Arbus en photographie. Dans leur façon de focaliser leur «regard», ces artistes vont beaucoup plus loin que la représentation du réel, transcendant la simple «figuration». À cet égard, je pense un peu comme Alessandro Baricco qui écrit, dans Le nouveau Barnum en parlant d’une auteure dont je ne me souviens plus du nom: «C’est un écrivain, pas juste quelqu’un qui raconte une histoire.»
GR: Y a-t-il une thématique qui ressort de votre œuvre?
GB: S’il y en avait une, ce serait: attendez-vous à de l’inattendu. Et de cela, j’en suis le premier intéressé parce que j’aime être étonné moi-même par ce qui traverse ma plume. Je ne travaille pas sur une thématique précise. Ou si oui, je m’inspire entre autres de cette façon «rigoureusement imprécise» de communiquer (ce qui nous vient du mouvement Impressionniste). Je mets actuellement la dernière main à une suite de six romans tournant de façon libre autour des éléments occidentaux et orientaux: eau, air, feu, terre, or et bois. Chaque œuvre de ce programme narratif n’est jamais prisonnière du cadre symbolique traité, car l’élément choisi se retrouve la plupart du temps en filigrane, dans le sous-texte. Comme disait si justement feu le comédien Jean-Pierre Marielle: «Au théâtre, c’est sur ses silences que l’on juge un acteur…». En littérature aussi, je crois. Pour l’écrivain, c’est un appel d’air, en quelque sorte. C’est pour ça que le sous-texte et l’atmosphère sont des plus importants pour moi; ils me permettent de faire entendre le silence, et même de le voir, par la mise en page et le positionnement des mots sur la page dans certaines de mes œuvres.
GR: Y a-t-il eu un tournant dans votre carrière d’écrivain? Si oui, lequel?
GB : Chacune de mes œuvres est un tournant parce que le travail sur la forme y est déterminant. Chez moi, l’histoire découle de l’aspect formel, elle en est l’enfant, d’une certaine façon. D’ailleurs, ce qui m’intéresse, c’est de raconter une histoire autrement, voire de la raconter sans la raconter… Je suis très influencé par la sensibilité minimaliste, par l’art conceptuel, le Bauhaus, l’art des jardins japonais, la musique de Philip Glass et la peinture moderne. Je ne reste cependant pas cantonné dans un style, loin de là.
Disons que s’il y a eu un virage important dans ce que j’ai fait jusqu’à présent, cela s’est produit après la publication de Combustio, mon troisième roman (qui m’a demandé à lui seul six ans de recherche et de rédaction). Ce chantier a aussi exigé une assez longue période de réécriture parce que dans la première version, je procédais par tableaux, comme dans mes deux ouvrages précédents. Mon éditeur m’a fait comprendre que ce roman était trop complexe pour opérer de la sorte, et que le lecteur ne s’y retrouverait pas.
Je me suis ensuite dit que dans le futur, je devrais nécessairement avoir du plaisir en écrivant. Je n’y arrive pas toujours, mais j’y trouve parfois certains moments de grâce et de stimulation qui entretiennent ma passion pour la langue française. L’écriture est pour moi une forme de méditation et de spiritualité, sans oublier tout le reste qu’elle m’apporte et exige de moi.
Le processus d’écriture
GR: Quelle est votre routine d’écriture?
GB: Je déteste la routine. Même le mot me donne des boutons. Si mon écriture devient une routine, je passe complètement à côté. Par contre, si j’utilise cette expression à partir de son étymologie (route), alors ça va; la routine ne me convient pas, mais de prendre la route un peu chaque jour pour avancer, ne serait-ce que de trois mots, alors oui. On n’écrit pas seulement avec une plume ou un ordi. Ça se passe avant tout dans le cœur. L’écriture doit faire appel à une forme d’amour quasi obsessionnel, sinon, on tombe dans la fabrication de saucisses et ça ne m’intéresse pas. Et faire du Jobidon, ça ne m’intéresse pas non plus, dans le sens où je me mets en danger avec chaque nouveau projet. Le geste d’écrire, même s’il est essentiel, n’est pas la chose la plus importante pour moi. L’important est d’entretenir le feu (l’amour) à propos de ce que j’écris. Et l’amour a souvent sa part de difficile, non? Singulièrement, cette difficulté s’agrandit à mesure que j’avance dans le métier. «Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui est le chemin», dit-on. Cette phrase m’aide à relativiser les choses et à me dépasser.
GR: Savez-vous à l’avance ce que vous allez écrire?
GB: Oui, d’une certaine manière, je connais plus ou moins la direction que je vais prendre dans le livre qui suivra celui que j’écris présentement. Cette direction fait souvent appel à un changement de cap et un besoin d’ailleurs. Je consigne quelques notes au vol sur ce qui me vient à propos du prochain exercice, mais je ne vais jamais plus loin car cela pourrait me distraire et me détourner du projet sur lequel je planche.
GR: Improvisez-vous au fil de l’histoire ou connaissez-vous la fin avant d’écrire? Bref, utilisez-vous un plan?
GB: Oui, je fais un plan, mais avec des images. Je cueille toutes sortes d’images dans des livres ou sur le web. Ce peut être des visages, des silhouettes, des objets, des paysages. Ou des atmosphères qui se rapportent à ce que j’entrevois à propos de ce qui me vient. Je choisis ensuite les illustrations les plus pertinentes (qui collent à peu près à l’idée que je me fais d’un lieu, d’une époque, de la tête d’un personnage, etc.). Je les transfère ensuite sur un babillard. Il y a toujours beaucoup d’images dans ma tête. Je pars aussi de moi de plus en plus pour définir la psychologie de certains personnages (je ne vous dirai pas lesquels). Cela m’aide à voir l’espace narratif se dérouler comme sur un écran de cinéma. À partir de là, je fonce, j’improvise énormément (et je coupe, et je synthétise aussi, modifiant des imbrications syntaxiques, par exemple, ce qui crée du neuf et m’amène dans une direction que je n’avais pas nécessairement prévue). Parfois, il se passe quelque chose de magique. Parfois pas. Travail, travail, travail… Quand je suis tout mêlé et que je ne sais plus où je m’en vais, j’écris le plan de ce qui est déjà fait et je cherche d’autres images pour entrevoir ce qu’il me reste à écrire. L’art, c’est du bricolage, vous savez.
La publication
GR: Que signifie pour vous, être publié?
GB: Survivre à ce qui se passe (ou ne se passe pas) dans l’air du temps et le partager avec des lecteurs. Publier me permet aussi de créer des passerelles entre la littérature et les autres arts: les arts visuels (dont le cinéma et, depuis tout récemment, la BD), ainsi que la musique. Pour moi, la langue permet tout ça. Et avec tellement plus de légèreté que chez les artistes visuels qui sont pris avec énormément de matière à charroyer. La musique des mots m’intéresse grandement, aussi.
GR: Quel rapport entretenez-vous avec la critique, qu’elle soit positive ou négative?
GB: À mon sens, il n’y a plus vraiment de critiques, ou si peu. La plupart du temps, vu le grand nombre de livres qui se publient, les «critiques» sont plutôt devenus ce que j’appelle des «compte-rendeurs». Un de mes auteurs préférés, Pascal Quignard, écrivait ceci à propos de la musique (on pourrait étendre ce qu’il dit à la littérature): «Quand la musique était rare, sa convocation était bouleversante comme sa séduction vertigineuse. Quand la convocation est incessante, la musique devient repoussante et c’est le silence qui vient héler et devient solennel. Le silence est devenu le vertige moderne.»
GR: En terminant, avez-vous déjà eu des manuscrits refusés par des maisons d’édition? Si oui, racontez.
GB: Le manuscrit de mon premier roman, La route des petits matins, a essuyé dix-sept refus coup sur coup. Le plus drôle c’est qu’il a été finalement publié par une des maisons dont le comité de lecture l’avait initialement rejeté. De façon anonyme, je l’ai donc fait parvenir au concours du Prix Robert Cliche, qui récompense un premier roman, et dont Marie-Claire Blais était la présidente du jury cette année-là. En plus du Cliche, une fois publiée, l’œuvre s’est ensuite méritée deux autres prix: le Anne Hébert et celui de l’Académie des lettres du Québec. Elle a été également finaliste du Prix des 5 continents de la francophonie.
Il faut avoir la couenne dure pour entrer dans la danse. Et encore plus dure pour continuer à danser. La solitude et le doute sont omniprésents dans la création. Et les obstacles nombreux, quotidiens. Nous vivons dans un univers où tout nous mène à la distraction et au désintérêt envers l’approfondissement de ce qui nous entoure. Sans oublier ce que l’on s’invente de problèmes quand on écrit, entre autres le «writer’s block», comme on dit à Paris… ;)