À supposer que j’aie été démanchée ou désarticulée, que j’aie vécu jusqu’à ce jour avec la sensation de me traîner les pattes avec une faille profonde quelque part, il aurait fallu me ramancher.
Vivre avec ou la réparer, cette craque.
Me ramancher sans l’aide de personne. Tentative de me fabriquer moi-même. (Ça, c’est de la pure fiction. C’est parce que d’autres y ont cru plus fort que moi que je ne me suis pas tuée ni enfuie, que je me suis mise en marche.)
Ne rien espérer d’un enfant. Savoir que c’est impossible, qu’ils espèrent (nous, les gens en général ; les mères, ma mère) toujours quelque chose. Être certaine qu’il n’y a pas d’issue, sinon de ne pas se reproduire. Se savoir égoïste, chieuse, lâche et courageuse à la fois.
Est-ce que ne rien espérer d’un enfant, c’est la même chose que de ne rien espérer du tout ? Qu’est-ce que la mère de ma mère espérait d’elle et de ses mains magiques ? Qu’est-ce qu’on met de soi dans un enfant qu’on n’est pas foutu de mettre dans sa propre vie ?
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Une fois le rendez-vous pris à Saint-François-d’Assise, je compte les jours qui me séparent de ma libération, tandis que l’enfant s’incruste en moi.
Si je menais ma grossesse à terme, je suis pas mal certaine que je chialerais tout le long. Les quelques semaines qu’elle dure, je suis douillette et ne fais que me plaindre à ma sœur, à F.
Je m’endors partout, tout le temps. L’odeur du café me lève le cœur, mais je m’entête. Chaque matin, je mouds les grains. Je bois mon café. Celui de la maison goûte le métal, celui de la machine au travail, l’eau de vaisselle.
Au diable. Je ne changerai pas quoi que ce soit à mon quotidien. Je bois du vin, je fume quelques cigarettes, dans un mélange de honte, de désespoir et de je-m’en-foutisme.
J’aimerais que l’enfant parte de lui-même, ne pas me présenter à ce rendez-vous.
Mon pauvre bébé alcoolisé et boucané.
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À la mi-vingtaine, il y avait cette liste dans ma tête, de choses à faire avant d’imaginer avoir un enfant, pour devenir digne de peut-être un jour être mère, n’avoir aucun regret et, avoir l’impression d’avoir vécu avant de disparaitre dans le rôle de mère (l’idée de disparition dans la maternité revient tout le temps, comme si je ne croyais pas qu’il pouvait en être autrement.) Tout sur la liste était relié à la littérature : terminer ma maîtrise, publier et être lue, obtenir des bourses, voyager et réaliser des projets en résidence. Tranquillement, alors que ce qui était sur la liste se concrétisait, je me suis rendue compte que je ne lâcherais pas le morceau. Tout à coup, il m’a apparu évident que tout était plus important qu’un enfant. La femme que je voulais être, pour rendre mon futur enfant fier, du moins, qu’il n’ait pas trop honte de moi, selon l’idée que je m’en faisais, je la deviendrais, point. J’essaierais d’être fière et de ne pas avoir trop honte. Sans enfant.