Assise au grand air, dans la boîte arrière d’une camionnette, Sofía respire le parfum du Mexique. Le sable qui s’envole en tourbillon derrière le véhicule prend, pour elle, des allures de liberté. Sofía laisse sa tignasse ébène danser au rythme des bourrasques. La main dans celle de sa fille.
Voilà cinq jours que, clandestines, elles ont quitté leur Guatemala natal. Sofía ne pouvait partir sans Anna, su perla, qu’elle a mise au monde neuf ans plus tôt. Elles se sont enfuies en apportant le peu d’économie que Sofía avait réussi à amasser.
Sofía a prémédité leur départ depuis sa rencontre avec Nathalie, la nouvelle femme de son frère, originaire de Montréal. Nathalie avait immigré, voilà quelques années, dans leur village de San Roman. Chaque après-midi, sur les berges du lac Petén Itzá – après les tâches domestiques et avant le retour des travailleurs – Sofía et Anna y rejoignaient Nathalie. Elles l’écoutaient raconter, dans un espagnol presque parfait, les grandeurs de sa ville aux cent clochers. Tout en haut de l’Amérique. Une ville où Dieu avait réussi à toucher le cœur des hommes. Un endroit où les pauvres vont à l’université, où les femmes gagnent de l’argent sans porter le poids de la culpabilité, sans craindre de négliger enfants et mari. Une ville où les rafales de l’hiver dictent des poèmes… en français.
Nathalie leur a appris sa langue, des mots bien de chez elle. Que les camionnettes sont des pick-up, que le froid est frette et que les jouets sont des bébelles. Montréal incarnait pour Sofía l’unique salut pour elle et sa fille. Un havre où elles pourraient enfin vivre leurs vies en femmes libres.
À Charcas, à six heures au nord de México, elles ont fait la rencontre d’Eduardo. Un homme dans la trentaine, la peau couleur indigène comme la leur. Un passeur. Un de ceux qui connaissent les chemins les plus sûrs pour franchir la frontière par le Rio Grande. Ce fleuve, au nord-est du pays, dernière étape avant d’atteindre les États-Unis.
— Das doscientos dólares, te llevo, leur avait-il proposé.
Sofía ne pouvait pas lui offrir deux cents dollars, sous peine de ne plus avoir assez d’argent pour se rendre jusqu’à la douane canadienne. Elle s’était agenouillée devant lui et avait supplié el Señor pour qu’il lui fasse entendre raison. Après quelques prières, Eduardo a flanché et a accepté de les voyager pour cinquante dollars américains.
Il les a guidées à la camionnette. Sur la banquette avant : le conducteur, cheveux grisonnants, traits sévères, et Flavio, qui est sorti aussitôt pour les aider à grimper à l’arrière. Sa mitraillette en bandoulière, un tatouage de coyote sur l’avant-bras. Un visage d’à peine vingt ans. Sa chemise entrouverte laissait entrevoir des cicatrices, des entailles mal guéries. Un regard sombre, où toutes traces de naïveté s’étaient effacées.
Comme une mère serrerait son fils, Sofía aurait voulu prendre Flavio dans ses bras pour lui redonner la foi et surtout un peu de douceur. Elle s’est alors promis de prier pour lui, pour que Dieu réanime l’espoir derrière ses pupilles.
Puis, affalé sur des poches de moulée empilées dans la boîte du pick-up, un passager. Un gamin d’à peine six ans.
— Aarón, un huérfano de México. Él viajará con nosotros al Rio Grande, a dit Flavio en refermant le panneau du véhicule.
Eduardo et Flavio leur ont remis quelques empanadas et sont allés s’asseoir à l’avant. Sofía et Anna se sont installées près d’Aarón, l’orphelin qui allait les accompagner jusqu’au Rio Grande. Le moteur a démarré et la boucane de l’échappement s’est mêlée à l’air sec de Charcas.
De kilomètre en kilomètre, les maisons multicolores s’espaçaient pour laisser place aux plaines du Tamaulipas. Les paysages arides défilaient tandis que, à la demande d’Aarón – parce qu’il trouvait ça melodioso – Sofía et Anna perfectionnaient leur français. Depuis que Sofía avait pris la décision de fuir son pays, elle et su perla s’efforçaient de se parler constamment dans cette langue.
Le français rendait tangible leur liberté.
Malgré le vent qui sifflait dans leurs tympans, malgré le bruit des roues qui s’obstinaient contre l’asphalte brûlant, elles racontaient à Aarón comment elles ont traversé, à pied et de nuit, la frontière du Guatemala. Comment un homme charitable les a conduites jusqu’à México et comment, grâce au Seigneur, elles immigreraient à Montréal.
La camionnette s’immobilise sur l’accotement de la route 54 qui sépare Salinas Victorias du Rio Grande. Le freinage du pick-up crée un nuage de poussière autour d’elles. Des claquements de portières retentissent. Sofía s’inquiète.
Eduardo et Flavio montent dans la boîte arrière. Une fois la boîte refermée derrière eux, le pick-up redémarre… plus lentement. Mais, les cahots ne font pas moins valser les passagers. Flavio s’installe entre Sofía et Anna. Le regard d’Eduardo s’assombrit. Il s’approche du petit Aarón et lui tend une mitraillette dont le chargeur a été retiré.
— Guárdala, aprende a convertirte en hombre.
Aarón, fier de pouvoir jouer au grand, glisse ses doigts sur la gâchette. La gorge de Sofía se noue. Aarón brandit l’arme comme s’il avait une bébelle entre les mains. Eduardo et Flavio éclatent d’un rire gras. Un rire qui résonne jusque dans le ventre de Sofía et la fait tressaillir d’angoisse. Eduardo se place devant elle, Flavio à cheval par-dessus Anna. Ils détachent leurs ceintures et déboutonnent leurs pantalons.
— Es el momento de pagar su pasaje, dit Flavio, les yeux rivés sur Anna, satisfait qu’elles n’aient pas eu assez d’argent pour payer le passage.
Sofía s’élance vers sa fille pour la protéger du démon, mais Eduardo l’agrippe par le cou et la plaque contre les lattes de métal usées au fond de la boîte du pick-up. À travers sa robe, les têtes de vis rouillées lui égratignent le dos. Elle agite les bras. Bat des jambes. Trop frêle, elle ne parvient pas, malgré l’ardeur de son instinct maternel, à se libérer. Elle cherche du regard un point d’ancrage, convaincue que si elle se concentre sur autre chose cela lui permettra de ne rien éprouver.
Aarón, teinté de rouge par les rayons du crépuscule, joue au guérillero. La mitraillette pointée vers l’horizon, il abat des ennemis imaginaires. Près de lui, le visage crispé d’Anna. Sofía plante ses yeux dans ceux de sa fille, son port d’attache. Elle espère que sa seule présence parvienne à l’apaiser.
De son couteau, Flavio déchire la camisole d’Anna. Sa chair à nu, ses seins à peine formés. Il lui arrache sa culotte et dévoile son pubis glabre. Anna est muette, immobile. Le sexe de Flavio se raidit et la pénètre, d’une poussée lente et puissante pour contrer la résistance du vagin exigüe de la fillette.
D’un coup de lame, Eduardo fend les sous-vêtements de Sofía. Il lui écarte les jambes de force. L’oblige à ouvrir sa vulve et appuie la pointe du couteau sur son clitoris.
— Batallas, yo te corte, lui murmure-t-il au creux de l’oreille, en insistant de son arme prête à l’entailler.
Au bout des rangées d’arbustes qui recouvrent les plaines, à l’ouest d’Anna, le Soleil se couche. Sofía resserre son sexe comme si elle pouvait le barricader. Le phallus d’Eduardo s’y enfonce. Une brûlure vive la transperce. La douleur d’un tison entre ses cuisses, elle reste impavide… para mi perla. Elle implore le Seigneur.
Flavio s’excite en Anna comme un fauve sur sa proie. L’extase se lit sur son visage. Sofía le lui arracherait pour venger sa fille.
Puis, pour l’apaiser, elle lui parle en français :
— Je suis là. Contigo. Mira les nuages, mi perla… Ça passera.
Anna lève les yeux vers le ciel.
Le pick-up se heurte aux trous de la chaussée. Les secousses ne font qu’accentuer les stigmates que Sofía a sur le corps.
Aarón, impassible – comme si, déjà si jeune, on l’avait immunisé – reproduit le son des balles de la mitraillette avec sa bouche. Il pétarade et cadence les mouvements des deux hommes. Les va-et-vient d’Eduardo s’intensifient, la vulve de Sofía se gonfle. Puis, à la merci d’une pulsion incontrôlable, son sexe s’humidifie.
— Eres una puta, Sofía, l’insulte Eduardo, qui devine son plaisir.
Il cesse net et se dégage de sur elle. Il réappuie son couteau sur sa chair. Un éclair de désir traverse Sofía lorsque le métal froid de la lame touche son clitoris. Elle préférerait qu’il l’entaille plutôt que de ressentir ce vertige.
— ¡Flavio, cambio, quiero follar la niña! exige Eduardo qui veut aussi se délecter de la petite.
Flavio retire d’Anna son pénis ensanglanté et s’approche de Sofía. Eduardo prend place sur la fillette. Le phallus de Flavio, souillé par les blessures qu’il a infligées à Anna, s’enfonce en Sofía.
— Tu hija estaba sabrosa.
Le sang du sexe de su perla dans le sien. Flavio qui lui avoue s’être régalé de sa fille…
Un violent haut-le-cœur la fait vomir. De la bile et des morceaux d’empanadas sont projetés sur le torse de Flavio qui la punie aussitôt en lui mordant l’épaule. Son corps ne parvient même plus à percevoir la douleur.
Le visage tourné vers Anna, Sofía prie à voix haute.
— Je vous salve María, pleine de grâce, el Señor es avec vous, bendita entre toutes les mujeres…
Eduardo, sur Anna, grogne d’assouvissement. Elle, garde ses yeux rivés aux nuages. Flavio accélère le rythme. L’entrée du sexe de Sofía se fissure. L’éjaculation de Flavio la brûle.
Les deux hommes remontent leurs pantalons et referment leurs braguettes. Flavio cogne dans la vitre du pick-up. Le chauffeur s’arrête. Sofía n’ose plus bouger.
Flavio et Eduardo ramassent les deux culottes au fond de la boîte de la camionnette et les mettent dans leurs poches. Eduardo, un sourire de satisfaction aux lèvres, passe ses doigts entre les cheveux d’Aarón, les ébouriffe et récupère sa mitraillette.
— Ven, mi GRAN HOMBRE, lui dit Flavio en le soulevant, complice, comme s’il était devenu l’un des leurs.
Il l’installe avec eux sur la banquette avant et le véhicule redémarre à pleine vitesse. Anna fixe toujours le ciel sur lequel se profilent quelques étoiles. Sofía s’approche d’elle… l’aide à s’asseoir.
De son sexe d’enfant s’écoulent du sperme et du sang.
Sofía rapatrie les lambeaux de vêtements d’Anna et s’en sert comme un pansement qu’elle lui place entre les jambes. Elle enlève sa robe et la lui enfile. La fraîcheur du soir fait frémir leurs chairs. Elles s’enlacent. En silence. Elles ne voient plus défiler le paysage, ne reconnaissent plus le parfum du Mexique. Elles ne respirent que l’odeur que ces hommes ont laissée sur elles. Elles ont oublié Nathalie et le français. Sofía ne trouve plus les mots pour parler de liberté.
Le pick-up se gare. Le moteur s’éteint. Sous la lueur du clair de lune, Flavio sort du véhicule et juche Aarón sur ses épaules. Il se pavane comme s’il portait son propre fils. Eduardo se dirige vers l’arrière pour faire descendre les clandestines.
— Cruzaremos el Rio Grande antes del amanecer.
Sofía ne le crois plus, même si ce monstre lui promet de traverser avant l’aube. Narquois, il leur offre une couverture de laine pour qu’elles se réchauffent. Empreinte de rage et de dégoût, Sofía lui crache au visage. Elle préfère avoir frette plutôt que d’accepter l’injure. Eduardo tourne les talons en s’essuyant du revers de sa chemise.
En bordure du Rio Grande, un arbre gigantesque s’avance au-dessus de l’eau. Sur les branches basses, des centaines de sous-vêtements accrochés. Sofía et sa fille restent dans l’ombre de la camionnette. Elles observent, muettes.
Grimpé sur le dos de Flavio, Aarón brandit leurs culottes. Des hommes attroupés acclament le petit qui suspend leurs trophées aux rameaux.
Sofía et Anna, enveloppées par la pénombre, se faufilent jusqu’au Rio Grande.
Les cris des passeurs, ceux des coyotes, résonnent sur le fleuve.