« On n’écrit pas ceci, on n’écrit rien sur le ventre plein puis vide, rond puis plat. La vie qui commence et qui finit. »

Martine Delvaux à Catherine Mavrikakis, Ventriloquies, Leméac, 2003, p. 79

 

Mon corps peut fabriquer un enfant même si tout mon être le rejette. Après les seins, après le sang, la transformation est complétée, je suis passée du côté des femmes. Je le vois comme une trahison absolue.

Il me vient d’où ce désir d’écrire sur la vie que j’ai brièvement portée et qui s’est interrompue par ma volonté ? Celui que j’ai de tenter de lier cet événement à la relation que j’entretiens avec ma mère, à la vie de ma mère avant qu’elle ne le devienne ?

Je jure que pendant ces quelques semaines, mon ventre a rondi légèrement, qu’une douleur lame de couteau pulsait dans mes seins, que je me suis sentie devenir ogresse, protectrice, que l’enfant, je l’ai aimé follement, au point de vouloir le garder à l’abri pour toujours.

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L’année de la rupture amoureuse, de l’Angleterre, de l’amitié brûlante, du one-night avec un chanteur populaire. À l’hôpital, je tiens ma première nièce dans mes bras, quelques heures après sa naissance. Elle arrive du silence, de la paix des étoiles. Je suis certaine que sortir du ventre de notre mère fait physiquement très mal. Ça se voit sur le visage des nouveau-nés, sur leur visage crispé. Ma nièce est de l’espace, bien au-delà de ses parents ; du noir et du froid, de là où on retourne quand on meurt, de l’avant-ventre.

On ne se souvient pas de sa naissance parce que c’est un moment de pure horreur, de rupture, de cris et de sang. Peut-être que la mort commence là.

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Quand me prend l’envie de jouer à la mère, j’ai tous les enfants que je veux dans ma tête. Des bébés imaginaires pour chaque homme que j’ai aimé. Ils restent en moi, protégés du danger. À l’abri de moi, de mes imperfections, de ma rage, de mon non-désir d’eux.

Je pense un peu plus souvent qu’aux autres à celui que j’ai porté pendant quelques semaines. Il flotte à côté de moi et ça me suffit.

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Quand est-ce qu’on arrête d’être si dure avec soi-même ? Qu’on cesse de se rêver parfaite et de jouer pour entrer de plein-pied dans le réel ? Pourquoi j’ai l’impression que les mères ne font qu’attendre : la fierté, des résultats scolaires, une certaine obéissance, des réalisations, des choix qui les feront briller par procuration.

Il y a ces idées à la fois d’un enfant idéal et d’une mère idéale, et je crois que tous les parents se les fabriquent. Et ceux qui ne veulent pas d’enfants vivent à côté, s’idéalisent autrement, en sachant trop bien ce qu’ils gagnent. Il y a les regards, parfois supérieurs, de ceux qui pensent savoir mieux que toi que tu passes à côté de quelque chose, ceux qui font semblant d’accepter, c’est ben correct de ne pas en avoir… moi j’aurais jamais pu vivre sans enfants, mais c’est ben correct…  Il y a les yeux prisonniers de ceux qui regrettent l’enfant et qui ne pourront pas revenir en arrière. D’une façon ou d’une autre, il y a un deuil à faire.

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J’arrive quelques semaines après la date prévue. Le médecin déclenche l’accouchement de ma mère. On me sort avec des instruments. On me tire vers la lumière crue, vers le bruit. Il est presque minuit. Cette histoire je l’entends souvent. Je l’intègre à un point où je ne sais plus si j’ai construit mon rapport au monde à partir d’elle ou au contraire, si elle annonçait la couleur ambigüe de mon lien avec la vie.