De : anna.b@ulaval.ca
dim. 03/03/2019 03:00 a.m
À : armel.b@hotmail.fr
Objet : J’ai bien reçu tes lettres
J’ai bien reçu tes lettres. Tes sms, tes mms et tes courriels. Tata a mis les enveloppes en évidence, mamie a évoqué le sujet, papi a tenté de me raisonner. En vain.
Tes mots s’empilent dans ma corbeille, et j’oublie de la vider. Du gaspillage d’arbres, et d’énergie. Malgré tout, je m’épuise à nourrir leur espoir, l’illusion qu’un jour tout s’arrangera.
J’ai bien reçu tes lettres. J’en ai même ouvert une, un moment d’égarement, sans jamais la lire. Des excuses, probablement. Comme le reste.
Tu me dis que tu vas bien. Tu as arrêté de fumer, de boire et de te droguer. Tu as retrouvé la voie du seigneur, agis selon sa volonté et pries presque autant que mamie.
Plus d’afro ni de tresses. Les cheveux longs et les Jordan étaient pour un autre toi. Immature, perdu, et révolu. Le toi de la guerre, des trafics et de la prison. Celui qui trompait sa femme, la battait. Négligeait sa fille, la battait.
Travail réglo, peines purgées, et Dieu t’a fait don d’une autre fille. Séparation difficile avec la mère, mais tu es comblé et visite la petite chaque weekend. C’est ton portrait craché, comme moi. Tête dure… mais tellement jolie. Mêmes sourcils épais, même rire saccadé. Tu lui parles souvent de sa grande sœur qui refuse d’entrer en contact avec toi. Pas grave. « Dieu est grand. Il adoucira son cœur de pierre. »
J’aurais dû le préciser la dernière fois où tu t’es servi de ton frère pour m’atteindre :
Je suis athée. Aucune divinité ne m’impose le pardon. Et même si toute la famille est attendrie par tes discours pathétiques et ton jeu de victime, ce n’est pas mon cas.
Oui, j’ai bien reçu tes lettres, et j’ai fini par en lire une. Comme prévu, rien de nouveau, si ce n’est la visite surprise de mamie. Le reste ne relate que des faits sur toi, toi… et toi.
Ton quotidien, ta deuxième fille et tes exploits en tant que père et croyant assidu. Les regrets d’un vieillard aux portes de la mort qui souhaite partir avec le cœur léger. Pourtant, tu entames à peine la quarantaine, et tu es en pleine santé.
Pour moi, les années à devoir supporter ta culpabilité seront encore longues. Les blablas sur ton amour à mon égard, les blablas sur cette douleur causée par mon indifférence.
Ta douleur.
Ta pitoyable et égoïste douleur.
Sache-le : tu n’as jamais pensé à moi. Jamais.
Si tu te préoccupais réellement de mon bonheur, je ne recevrais plus ces lettres.
Parce que, oui, je les ai bien reçues, mais je croyais qu’avec mon silence tu comprendrais :
Je n’ai aucune intention de renouer notre lien. Des années que tu n’es plus mon père. Ou qui que ce soit. Rien qu’un vide comblé par les autres.
Le sang, les liens familiaux ou celui qui m’accompagnera à l’autel. Je m’en moque. Et crois-moi, l’amertume de l’adolescence ne m’habite plus. Tout comme la haine.
Donc, oui, j’ai bien reçu tes lettres. Toutes tes lettres.
Je commençais à me dire que je les gardais par espoir de les lire un jour. Par espoir de te revoir, te prendre dans mes bras, t’appeler « papa ».
Mais non. J’avais vraiment oublié de vider la corbeille.
C’est fait.
En espérant que ce courriel sera le dernier,
Anna