Sur le roman La valeur de l’inconnue de Cassie Bérard, La Mèche, 2019.
Qu’arrive-t-il lorsque l’on tente de conjuguer les découvertes de la physique quantique et les théories de la fiction? C’est ce qu’a voulu voir Cassie Bérard par l’écriture de son troisième roman, La valeur de l’inconnue, fruit d’une recherche financée par le CRSH.
Dans cet étrange récit, trois personnages, Pénélope, Antoine et Édouard se soumettent à une expérience qui tourne mal, celle d’explorer existentiellement les mondes parallèles que les mathématiques et la science moderne commencent à peine à découvrir. À mi-chemin entre le genre fantastique et le Nouveau-Roman, le récit de ce triangle amoureux se présente au lecteur comme un labyrinthe fascinant et énigmatique. Pour s’y retrouver, pas moins de trois schémas narratifs ont été placés en fin d’ouvrage. Ainsi, il apparait que Pénélope, jeune mathématicienne travaillant sur la « symétrie miroir » (p.85), rencontre, lors d’une soirée de doctorants, Édouard, chargé de cours en littérature, et Antoine, un jeune psychanalyste prometteur. Elle sera d’abord en couple avec Édouard pendant quelques années, puis avec Antoine, après qu’Édouard ait apparemment sombré dans la folie.
Comme l’affirme Édouard, qui est le narrateur, il s’agit d’une « histoire simple au fond » (p. 107). Ce synopsis n’est qu’un prétexte pour mettre en scène le délire du narrateur. Ce qui compte vraiment dans La valeur de l’inconnue, c’est la vision des choses telle qu’elle est présentée par Édouard, non seulement écartelé entre différents mondes possibles, mais également atteint par les multiples « interactions [qui] ont lieu d’un univers à l’autre » (p.219) et par les « interférences […] entre différents états simultanés. » (p. 156). L’incipit du roman se situe au point de bascule de la relation entre Édouard et Pénélope, au moment où il entame un long délire qui viendra mettre un terme à son couple. L’élément déclencheur est la découverte d’un cadavre le long de la rivière des Prairies, cadavre qui pourrait être, rétrospectivement, celui d’Antoine à la toute fin de l’histoire, ou encore celui de la femme d’Antoine, la mystérieuse N, qui s’est pendue près de là quelques années auparavant. Puis, dans le deuxième chapitre, on assiste aux derniers événements de l’histoire, quand Pénélope s’apprête à tromper Antoine avec un de ses étudiants. Le récit nous présente donc simultanément et dans le désordre spatio-temporel différentes situations et événements. Et l’histoire racontée se dédouble en plusieurs scénarios possibles. Dans certains chapitres, un personnage existe, dans l’autre, il n’existe pas. Les « interférences » ou « interactions » entre les mondes parallèles font naître la dimension fantastique du roman. En plus du rôle occupé par le Horla de Guy de Maupassant dans le roman, les éléments étranges et angoissants dont les personnages sont témoins – comme des photographies « prises à quatre » sur lesquelles « ne restent que trois visages » (p. 96) – réussissent à produire le frisson caractéristique du genre. La grande avancée littéraire réalisée par Cassie Bérard consiste à mettre à jour l’ambivalence entre science et folie, qui reste au cœur du genre fantastique.
Dans La valeur de l’inconnue, la vision du monde de la science contemporaine, avec ses « circuits quantiques » (p. 72) dans lesquels sont happés les personnages, remplace celle de l’ancienne science du XIXe siècle qui avait inspiré les maîtres. En somme, La valeur de l’inconnue présente une intrigue hautement sophistiquée et appuyée par une structure originale. Le lecteur se perd quelquefois en plongeant dans plusieurs mises en abyme, et si le roman ne cesse de livrer ses clés apparentes (« pousser l’analogie entre le phénomène des mondes parallèles et la symétrie miroir » (p. 85), « le narrateur […] est ce qu’on appelle un fou raisonnant » (p.161), etc.), ce vers quoi les multiples pistes renvoient reste ouvert à l’interprétation. Cette fiction originale est au roman ce que la haute-couture est à la mode, une œuvre impressionnante de virtuosité, dans laquelle se retrouve exacerbées les tendances actuelles, véhiculant aussi un angle critique qui peut mettre à l’épreuve le confort du lecteur.