F et moi nous sommes rencontrés quelques semaines plus tôt. Ma dernière histoire d’amour m’a coupé tout désir de compromis. L’idée du couple, de la vie à deux, m’ennuie. Et je suis habitée par un autre homme, un aimé secret, à qui je n’ai pas déclaré mes sentiments de peur d’être rejetée. La vérité, c’est que je suis heureuse seule, autant que je puisse l’être à ce moment de ma vie, mais que je me force à faire comme tout le monde, à essayer de cadrer dans un moule qui m’écœure. Dans quel siècle je vis ?
Il y a quelques jours, je fêtais mes trente-trois ans. Si tous les signes me disaient que j’étais enceinte, je pouvais encore me mettre la tête dans le sable. Je travaillais à la bibliothèque, j’écrivais mon roman. Tout ce qui occupait mon esprit, c’était ce projet de livre sur le deuil et ma relation naissante avec F dont je me disais qu’elle ne serait que passagère.
Ce matin, on annonce la mort de Jack Layton et moi, je suis enceinte. J’ai dix ans de plus que ma mère quand elle m’a eue. Au même âge qu’elle, je vivais dans le quartier Saint-Jean-Baptiste avec un garçon que j’adorais, avec qui j’imaginais me marier et avoir un enfant. Ça n’est pas arrivé. Nous avons rompu, j’ai rasé mes cheveux et suis partie en Angleterre. C’est pendant ce séjour que j’ai appris que mon premier texte serait publié dans un collectif intitulé Quartier Saint-Roch. J’ai passé mes trois mois là-bas à travailler dans un resto où l’on servait des fish n’ ship, à étudier l’anglais, à faire la fête avec mes nouveaux amis, comme dans l’Auberge espagnole. J’écrivais mon journal. Des pages entières sur la vie qui s’ouvrait si grand tout à coup, sur les soirées de danse dans les bars du quai, sur l’impression que j’avais de devenir moi, de coïncider avec moi-même, sur les espagnols, les italiens, les suisses, les danois et les polonais avec qui je vivais dans notre immense maison sur la colline. Mais surtout, j’entretenais une correspondance passionnée avec une amie que j’aurais pu qualifier de prodigieuse ; une conversation ininterrompue sur nous, sur les voyages, l’amour, la vie, les études, le cinéma, la littérature, la musique. Tranquillement, l’écriture était en train de prendre toute la place.
Quelque chose doit distinguer les filles qui prétendent ne pas vouloir d’enfant et qui, une fois enceintes, choisissent de le garder ou sont simplement incapables d’avorter, de celles qui se rendent à la clinique pour se faire aspirer leur bébé du ventre ; celles qui ont le courage de mettre leur vie en veilleuse (est-ce que c’est vraiment courageux ?) de celles qui ne veulent pas se perdre (pourquoi j’ai tellement l’impression qu’on se perd dans la maternité ?) Est-ce que les femmes qui disent non sont des monstres ?
Enfermée dans la salle de bain avec mon test de grossesse positif, je tremble comme une ado de quatorze ans. Le pouvoir que j’ai entre les mains, de décider de la vie ou de la mort de cet enfant, me terrifie, tout comme affronter F, qui attend dans ma chambre. Les portes se ferment à mesure qu’elles s’entrouvrent dans mon esprit. Je m’interdis de m’imaginer grossir, sentir l’enfant bouger, l’entendre pleurer. Je sais que j’y laisserais ma peau et ma santé mentale. J’ai beau refuser le rôle, à la seconde où je vois les lignes apparaître, je suis une mère.