Je t’aperçois te bercer sur la balançoire. Les congés viennent de commencer et la lumière du matin s’attarde sur ton visage encore fripé de sommeil. Sans presser aucun de tes gestes, les yeux mi-clos, tu bois ton café, que tu reposes entre chaque gorgée. Et tu fumes ta cigarette, que tu gardes serrée entre deux doigts jusqu’à l’écraser. De temps en temps, tu jettes un regard aux avancées de notre chatte qui semble bien décidée à ne jamais déposer plus de trois pattes à la fois dans l’herbe mouillée, relevant ainsi précipitamment à chaque pas une patte du devant. En position d’arrêt, elle semble indiquer la direction à prendre, l’ennemi à débusquer. Au prochain pas. Qui se fait parfois attendre longuement. Impossible de brusquer ce qui doit encore être apprivoisé.
Voilà que les feuilles des arbres qui ceinturent la cour s’agitent. Tu frissonnes et réajustes ta robe de chambre sans pourtant cesser de caresser le gazon de ton pied nu, au rythme de la balançoire que tu actionnes de ton autre pied. Elle avance et recule et avance et recule, dans un mouvement régulier. Une vague de banlieue, on a les vacances qu’on peut.
Tu as les yeux des mauvaises nuits. Le mascara oublié la veille s’étire dans le bleu de tes cernes. Tu as le regard brouillé et les mains incertaines. En tirant sur ta cigarette éteinte, je vois tes lèvres qui tremblent, qui hésitent puis se raffermissent. Un geste manqué si pareil à toutes ces fois où tu as semblé vouloir me parler de plus loin que du quotidien. Combien de mots retenus dans ce geste familier?
Tu laisses tomber ta cigarette dans ta tasse et la remues pour t’assurer que le fond de café la rende tout à fait inoffensive. Tantôt, pour plus de sécurité, tu la chasseras dans la cuvette de la toilette avec toutes celles écrasées dans tout ce qui te sert de cendriers. À l’exception de celle retrouvée dans le ketchup laissé dans l’assiette du souper qui ira dans les ordures : le risque d’incendie est passé.
Tu as déposé ta tasse dans l’herbe, et tu te promènes dans la cour. De fleurs en fruits, tu caresses du bout des doigts de nouvelles pousses, attentive à laisser autant de place aux plantes cultivées qu’aux indésirables invasifs. Dans ta cour, il suffit que la vie décide de prendre racine pour que tu veilles à lui donner l’espace exigé. Qu’importe s’il faut déraciner à nouveau le plant d’à côté pour l’établir ailleurs. Les plantes n’ont-elles pas aussi besoin de changement, de voir la lumière sous un autre jour, de temps en temps de s’alimenter à un autre sol? Si tu veux.
Je te regarde et me dis que ton jardin ne répond à aucun autre rythme qu’au tien. La terre retournée, l’hiver enseveli, tes platebandes se délimitent à l’équerre de jours sans histoire. Tes annuelles, dirait-on, se dépêchent alors à fleurir, comme pour nous rappeler qu’il vaut mieux profiter des belles journées, car elles finissent toujours par s’écourter. Mais si plutôt, au-dessus d’un fouillis où tout étouffe il n’y a plus que notre chatte pour y retrouver son chemin, c’est qu’on vient d’entrer dans une période où la terre doit se restructurer, cesser de remuer. Se reposer. Au ras du sol. Là où les secousses nous jettent de moins haut. Alors ton ombre s’allonge et, plus fidèle encore que notre chatte, elle s’étend à tes côtés et refuse de te quitter. En été, l’état de ces quelques mètres carrés, en jachère ou jardins anglais, suffisent à me dire la saison dans laquelle se trouvent tes pensées.
Mais maintenant, en t’apercevant agenouillée avec ta robe de chambre remontée jusqu’aux cuisses, à cueillir les quelques fleurs – pissenlits, pivoines et hydrangées – que tu sens longuement puis agences ensemble comme on replace ses idées, je me dis qu’on arrive à la fin d’une longue saison, la plus longue peut-être qu’on ait ensemble jamais eu à traverser, où pendant un an chaque journée sans soleil nous a bordées de neige et paralysées de froid, nous a contraint à un peu plus d’isolement, de repli vers nos bases de lit.
Je te revois.
À la dérive durant des mois.
J’entrais dans ton repère sur la pointe des pieds, de peur d’éveiller tes monstres assoupis. Les mains pleines de marques d’amour, emplies de marques de pilules différentes, en espérant que celles-là… Mes doigts derrière tes cheveux. Un verre d’eau. Tes yeux clos. Ta respiration, toujours en suspension. Des détails de vie où on cherchait dans chaque repli la présence du bonheur. Une ombre aurait suffit; on aurait tout pris de lui.
Je restais là, longtemps après qu’il n’y ait eu plus rien à dire, peut-être pour te montrer qu’on avait pied. Je voulais aider. T’aider à retrouver tes rêves. Te retrouver être. Je tenais ta main, alors que tu te sauvais loin de moi. Loin des autres. Loin. Au fond de toi.
Je t’ai vue avoir si mal que j’ai pensé que tu avais creusé le chemin jusqu’au cœur de la douleur; un chemin plus facile à parcourir à chaque nouveau passage. Tu as souffert longtemps après avoir oublié l’origine de ta souffrance; comme une lumière imprimée sur la rétine qu’on voit les yeux clos; aussi distinctement qu’une image qu’on essaie d’oublier.
Mais maintenant, te voilà assise en indien. Le dos droit. De l’une de tes poches de robe de chambre s’échappe un bouquet coloré qui refuse de se faner. Ton visage est tourné vers le soleil et tu le laisses te réchauffer. C’est vrai maman, c’est une larme que je vois couler. Mais c’est un sourire qui arrête sa course.
Ce matin je te regarde et avant d’aller à ta rencontre je pense qu’enfin, l’hiver laissera place au printemps.
Les papillons reviendront.