Il y a plusieurs ramifications dans mon histoire familiale, des pistes, peut-être, qui expliquent pourquoi j’ai toujours aimé un peu plus les vêtements que, je crois, les gens en général, que les gens normaux, même si la normalité des gens n’est pas une pièce, pas un royaume, que je ne peux la visiter, que je n’ai aucune idée de ce que c’est, vraiment, être normal, et sans doute le suis-je aussi. Normale. L’amour des vêtements traîne dans ma famille maternelle, ma tante quand j’étais petite faisait les friperies et je les faisais parfois avec elle, j’ai appris très jeune à reconnaître quels tissus traversaient le temps. Elle achetait surtout des vêtements pour enfants et avait une friperie dans son sous-sol, mes cousins et moi jouions à la cachette dans les racks, parfois aussi, chez elle, je me cachais dans des coffres pleins de tissus, de jetés, étouffée et heureuse, jusqu’à tant qu’on m’en sorte.
Ma grand-mère maternelle, la mère de ma tante et celle de ma mère, était une femme bien mise, belle, petite et mince, un visage anguleux et des yeux clairs; elle a eu ses trois filles très jeune et est morte jeune, aussi, j’ai toujours cru qu’elle était morte d’anxiété, que l’anxiété l’avait tuée, elle me l’a transmise, cette anxiété, ma mère me l’a souvent dit, qu’elle croyait que ça venait de là, de son sang à elle. Ma grand-mère, aussi en vieillissant, mais particulièrement lorsqu’elle était jeune, était très élégante, quelques photos existent et attestent de ce fait-là, où on la voit les cheveux teints, permanentés, portant des robes de polyester colorées qu’elle assortissait à tout ce qu’il fallait, bandeaux pour les cheveux, vernis à ongles, chaussures en plastique transparent serties de pierres, des choses magnifiques, que je lui empruntais lorsque j’étais adolescente. Mais très vite mon corps à moi n’a eu plus rien à voir avec les petits corps frêles des Arsenault, j’ai grandi et l’hérédité de mon père est entrée en jeu, je suis devenue plus grande, plus forte, plus pleine de courbes que les femmes de la famille de ma mère. Lorsque je suis devenue une jeune fille, ma grand-mère ne voyait pas d’un très bon œil ce corps qui ne ressemblait plus au sien, mes gros seins, mes grosses hanches, une fois elle avait dit à ma mère, que je ressemblais à une pute, je me rappelle que je portais un haut rose que j’aimais particulièrement, forme babydoll comme c’était la mode au début des années 2000, avec de la dentelle blanche, c’était décolleté, je trouvais qu’il m’allait bien. Ensuite ma mère me l’a répété souvent, en me voyant partir de la maison, Est-ce que tu vas faire le trottoir, trop décolleté, trop court, trop sexy, pour qui, pour quoi tu t’habilles comme ça. Ça m’a enlevé je crois l’idée de mon corps en propre, je ne comprends toujours pas comment est mon corps dans l’espace, je me cogne toujours, m’enfarge partout, mon corps est toujours plus petit ou plus gros que ce que j’imagine parce que je l’ai toujours surtout vu, surtout considéré, réfléchi dans le relais du regard des autres. Jusqu’à ce que je n’habite plus avec elle, jusqu’à ce que j’aie 21 ans, j’ai demandé à ma mère avant de partir de la maison si c’était ok comme j’étais habillée, le choix des couleurs, des textures, Est-ce que mon corps est assez décent, assez enveloppé, assez camouflé. Oui, très rapidement j’ai eu l’idée qu’il fallait cacher mon corps, même si un jour ma grand-mère m’a dit que j’allais voir, que ça perdait de son importance, en vieillissant, les parures, les objets et le paraître. Peut-être n’ai-je pas encore assez vieilli puisque je n’ai perdu ni cette impression que mon corps ne m’appartenait pas tout à fait ni perdu non plus ce goût des tissus, des belles robes un peu anciennes, des années soixante-dix, quatre-vingts. Mes plus belles possessions sont ces robes-là et ces blouses-là, de ma grand-mère, en soie, que je porte encore, que je porte depuis presque dix ans. Les seules choses que j’ai eues d’elle, quand elle est morte, sont quelques vêtements, quelques nuisettes pour dormir, qui devaient être très amples, très larges sur son petit corps à elle, cent livres et des poussières, qui devaient être presque longues sur ses cinq pieds. Lorsque je les porte, j’ai l’impression que ces vêtements sur moi deviennent beaucoup plus sexualisant que sur elle, ils s’étirent, s’étriquent sur mes courbes, se retroussent sur mes jambes, ces robes et ces nuisettes qui peut-être en dévoilent plus qu’il ne le faudrait.
C’est une des nuisettes qui a appartenu à ma grand-mère que je portais il y a quelques jours quand j’ai fait un rêve prégnant. J’ai commencé il y a peu une psychanalyse, je ne sais plus c’est ma combientième thérapie, ma troisième ou ma quatrième, sans compter les thérapies familiales, quels moments d’angoisses, essayer de laver son ligne sale en famille, quelle angoisse, mais oui, j’ai recommencé et je recommence encore, à croire que j’aime ça, n’est-ce pas, parler de moi, que l’écriture ne suffit pas à épuiser cela, mon besoin de parler et de comprendre et de disséquer, mon besoin de venir à bout de mon histoire. Mardi matin, c’était ma deuxième séance de psychanalyse. Le soir, j’ai enfilé la nuisette de ma grand-mère, je me suis fait une tisane, je me suis couchée tôt. Ces temps-ci, comme à peu près tout le monde que je connais, je travaille trop et je suis épuisée, je me suis couchée tôt et j’ai rêvé que je partais en voyage avec toute ma famille, mais que j’étais trop prise pour faire mes valises, que j’avais attendu trop à la dernière minute pour les faire, tant et si bien que j’étais arrivée à l’aéroport avec un sac vide, contenant seulement de quoi écrire. J’ai rebroussé chemin pour aller les faire, ces valises, pour ne pas partir en voyage sans rien avoir à me mettre sur le dos, mais rendue chez moi, on m’avait déménagée sans trop que je ne le sache, parce que j’avais été trop dans le jus pour m’occuper de mes propres affaires, alors finalement, on l’avait fait pour moi. Mes vêtements avaient été placés dans un locker dont la location était à un prix dérisoire, mais victime de son propre succès l’entrepôt avait commencé à manquer d’espace, tant et si bien qu’on y avait entreposé mes vêtements, oui, mais que les employés les avaient tous décousus pour ne pas qu’ils prennent trop de place. Mes vêtements tenaient désormais en un tiroir, n’en restaient qu’une pelote de fils et des grosses lettres d’or.
Alors j’ai tout laissé là, dans mon rêve, je suis partie avec mon sac à dos presque vide, avec seulement mon ordinateur pour écrire durant mes vacances en famille. Dans mon rêve, je me rappelle très distinctement m’être dit que j’allais profiter de mon voyage pour me refaire une toute nouvelle garde-robe. Je me sentais légère.