On a tout ce qu’il faut pour notre nouveau piège.
(KEV LAMBERT, Les sentiers de neige)
On en parle depuis plusieurs semaines et on sait que ce sera, encore une fois, la fin de semaine qui fera le bien qu’on attend aux places où nos dix-neuf ans font encore mal. La conversation à l’image du feu dans le poêle qu’on s’assure de réanimer toute la nuit. Tous les mondes dans lesquels on ira faire un tour pendant quelques instants, pour mieux revenir autour de cette table de bois sur laquelle la nappe en tissu est recouverte d’une autre en plastique. Au bout du seul chemin du village, à gauche et encore un peu plus loin, au milieu du bois. La chaudière dans la chambre froide qui fera office de toilette, penses-tu qu’on va aller dans la bécosse une fois la nuit tombée? La paix entre filles et tout le reste peut aller chez le yâb.
On arrive et c’est déjà la fin de la journée parce que c’est impossible de respecter l’heure en écoutant tous les désirs et envies du moment des participantes. J’annonce aux filles qu’on peut fumer en-dedans. Une cabane dans le bois, ça sert à fumer en-dedans. À l’âge qu’on a, beaucoup de nuits de sommeil complètes nous attendent; celle-là, on le sait, ne servira certainement pas à se reposer. J’invite les autres à s’installer pendant que je m’attarde à partir un feu pour chasser l’humidité ambiante. Au menu pour le souper: spaghetti sauce bolo et toast écrasée sur le poêle. On mangera frais en revenant.
Vers minuit, la conversation fait des belles boucles pour souvent revenir sur elle-même, mais on s’en rend pas compte, on a la bière facile et radoter est sécurisant. Tout y passe, les vieilles connaissances comme les nouvelles fréquentations. Les sentiments installés et ceux qu’on cherche activement à fuir. On rit à en avoir mal aux joues, quelques larmes sont versées et des centaines de sacres s’échappent de nos bouches molles. C’est la roue de l’amitié, on sait jamais sur quoi elle va arrêter.
Tout à coup, une masse tombe avec fracas sur le toit et fait résonner la tôle. Assez fort pour que nos phrases interrompent leur valse quelques instants, nous obligeant à écouter le silence revenu rapidement.
— C’est sûrement une cocotte tombée d’un sapin, capotez pas avec ça les filles.
Dodo essaie de nous rassurer. On pourrait regarder par la fenêtre si ça nous tentait de ne rien voir, mais on préfère continuer la discussion. Une «cocotte» tombe à nouveau sur le toit. Plus de doute possible, les deux incidents, trop rapprochés, sont liés. Le temps de se poser la question, une autre et une autre cognent encore au-dessus de nos têtes lourdes et nos os se mettent à vibrer d’horreur. Il est de plus en plus clair que ce sont des roches, lancées.
— Les filles, je trippe pas là moi.
Pascale, blême, se réfugie dans les escaliers, la tête entre les mains. Dodo reste adossée au mur, nous suggère de faire pareil. «Comme ça, s’il y a des coups de feu, on sera en sécurité.»
— DES COUPS DE FEU? Tu viens de dire que c’est des cocottes?
Marie nous ordonne de monter à l’étage, elle va appeler son père.
— TON PÈRE? Il est à 45 menutes de char, faut se défendre!
— Mais se défendre de quoi? De cocottes sur un toit de tôle?
— C’est pas des cocottes, arrête avec ça, on en aurait entendu d’autres pendant la soirée.
L’alcool m’aide à enfiler ma cape de courage. Je saisis une pelle de métal dans le coin de la cuisine qui sert aussi de salon et ouvre la porte avec grand fracas.
— VIENS-T’EN! J’AI PAS PEUR! JE VAIS VOUS TUER MES TABARNAKS!
Les filles me tirent vers l’intérieur et barrent la porte derrière moi.
— T’es-tu malade? Tu veux mourir?
Il est peut-être un peu tôt dans l’histoire pour choisir entre mourir ou faire mourir.
— C’est les gars! Ils nous font une blague, c’est sûr!
— Mag, appelle ton chum!
— J’AVOUE!
[…]
— Allô Math?
— Allô?
— C’est pas drôle là, arrêtez!
— Qu’est-ce qui se passe, Mag? T’es pas à la cabane avec les filles?
— Ben c’est qu’on entend du bruit pis on sait que c’est vous.
— Du bruit?
— Ben des cocottes… des genre de roches on pense…
— Je suis chez Chuck, on joue au Poker. Y’a Franc pis Dom aussi.
— Tu me le jures?
— Veux-tu leur parler?
— Non non, c’est beau.
— Est-ce que ça va? Voulez-vous qu’on vienne?
— Non non. On se rappelle. Bye!
Mag raccroche.
— Pis?
— Ç’avait l’air tranquille où y’était… Pour vrai, c’est peut-être juste des cocottes?
— Ben oui, on est drôles, on a capoté pour rien, c’est sûr!
— On s’est fait peur entre nous autres. Une chance que personne a pu m’entendre gueuler dans le fond du bois que j’allais tuer du monde.
On s’enfile des shooters pour faire passer l’émotion, mais l’atmosphère reste tendue. On sait très bien ce qu’on a entendu, même si on tente de se convaincre du contraire. Pascale a l’idée d’éteindre une des lumières branchées sur la batterie de rechange pour essayer de voir quelque chose dans la pénombre autour de la cabane.
— Bonne idée, on va voir une famille de chevreuils passer, genre.
À peine le temps de s’habituer à la pénombre, on aperçoit des ombres humaines cagoulées se promener à la course autour du chalet. On se lève d’un seul et même bon et on hurle du ventre entre nos dents.
— OK LES FILLES, ON MONTE!
— Ben oui, pour qu’on reste pognées là quand ils vont entrer? Mais qu’est-ce qu’ils veulent? Y’a rien à voler ici!
— Faut-tu te faire un dessin? C’est nous qu’ils veulent!
— OH MY GOD ILS ALLUMENT UN FEU DANS’ COUR!
— AHHHHHHHHHHHH!!!!
Puis Mag réalise le geste le plus brave auquel elle peut penser, ouvre la fenêtre et crie du plus fort que ses petits poumons braisés le peuvent :
— MATHIEU LACOSTE, mon tabarnak, si c’est toi, je te crisse là!
Silence. Un visage tout rond tout bon, inquiet, apparaît dans la lumière projetée de la cabane effervescente.
— Ben là Mag, c’est juste une joke, come on!
— Ah ben ciboire.
Mag referme la fenêtre au nez de celui qu’elle aime, se tourne vers nous. On aimerait rire, se détendre, mais on y arrive pas. On peine à avaler toute la sécheresse accumulée dans nos bouches apeurées. Nos souffles se déposent lentement et peu sûrement.
Pour les heures qui suivront, il sera impossible de redescendre de cette montée d’adrénaline. Les gars ne comprendront pas pourquoi on ne veut plus dormir seules. Qu’à cela ne tienne, ils n’iront nulle part cette nuit. L’adversité, résolue ou non, laisse sa trace dans les corps qu’elle traverse. La peur, une fois installée, ne peut pas être arrachée comme une dent pourrie.