Je saute de roche en roche, à la limite des vagues, ces grandes roches vert-mauve parsemées de lacs miniatures. Je m’ajuste en permanence à ce sol tordu, au mouvement de l’eau, ses incursions, ses ressacs, et mon esprit se calme. Le ciel se dégage. Sur le fil de cet entre-deux, entraîné par la constance des gestes, mon corps se connecte à tous ces moments où j’ai sauté de roche en roche, à la limite des vagues, se connecte à tous ces corps que j’ai habités, corps d’enfant agenré, corps d’ado mutant, corps obstrué par des mots, des logiques, un avenir binaire et terrorisant.

Le rythme m’emporte. Je saute de roche en roche. Mon esprit se calme. Le vent du Nord me fouette et m’ancre, et ça frétille en moi. Les roches me reconnaissent. Les pluviers me reconnaissent. Les gammares, les caquiliers, les oursins me reconnaissent. Je me vois dans le fleuve qui me voit en lui, qui a de la place pour moi au creux de ses algues, de la place pour nous créatures, nous bestioles, nous vivant∙e∙s bizarroïdes, monstres difformes qui sautent de roche en roche, à la limite des vagues.

Les bourlicocos craquent sous mes pieds ; je m’arrête. Des échos de mouvement persistent dans mes jambes, mon bassin, mon torse. Mon attention est captée par les taches blanches sur ce rocher. De plus près, on dirait de petits volcans de calcaire. J’approche ma main et effleure un de ces corps. En un frisson, mes vertèbres s’alignent, et surgit une certitude : je vais être blessé à nouveau, et ce n’est pas grave ; je peux, je dois, baisser mes gardes. Je sens des bulles se déloger des profondeurs de ma cage thoracique et remonter vers ma tête, je sens mes organes se réorienter, je sens des tubes inconnus se gorger de liquide, et j’ai soudain accès aux sensations à l’intérieur de ma poitrine. Un raz de marée de tristesses, de colères, de joies monstrueusement enchevêtrées inonde ma conscience. Ça tire, ça coule, ça pulse en moi.

À travers les craquements, les gargouillis, les palpitations de ce nouveau corps, je me remets à sauter sur ces grandes roches mauve-turquoise, à la limite des vagues. Les balanes me regardent disparaître en silence. Le vent du Nord me cherche à tâtons. Je reviendrai.