Fanny

Les joues rosies par le piquant de l’air d’automne, j’arrive au bout de la Pointe aux Anglais. Je suis venue à bicyclette, privilège incroyable de vivre à quelques encablures du fleuve. J’ai croisé Sara, en auto, sur la route. J’ai pris le temps de m’imprégner de la saveur iodée des battures, pris le temps de laisser la surface du fleuve accrocher un sourire dans mes yeux.

Le festival FLO a démarré hier. Le petit panneau placé sur la barrière au milieu du chemin me le rappelle. Dans quelques minutes la navette empruntera cette route, amenant un joyeux groupe d’autrices et d’auteurs vers le chalet. Je vais leur parler de ma rencontre avec Sara sur l’île d’Anticosti, de l’idée saugrenue d’organiser une résidence de création au milieu d’une gang d’océanographes, des aurores boréales à deux heures du matin sur une autre pointe en plein milieu du Golfe, de l’émotion de mes collègues scientifiques quand ils ont entendu Sara leur décrire les grèves d’Anticosti. Je vais leur parler des mystères sous la mer, des émotions liquides qui me traversent dans je travaille sur ou sous l’eau, de la complexité et de la fragilité du grand Saint-Laurent, de la beauté des laisses de mer à marée basse…

Mais en attendant, je dispose les croissants sur une assiette… Et j’attends…

 

Sara

Le fleuve scintille le long de la Pointe-aux-Anglais, nous enveloppe dans sa tranquillité bleue. Bleu comme un air de blues, comme des ronds de fumée un soir de brosse, bleu ecchymose, bleu nostalgie, bleu ciel d’automne. Catherine nous accueille dans son chalet avec un sourire qui irradie le bonheur et l’air salin. On entre. La lumière se diffuse par les grandes fenêtres et forme des mosaïques dansantes sur les lattes de bois du salon.

On dispose les chaises dans le salon, installe des papiers et des crayons sur la table. J’y dépose des livres qui racontent le fleuve : Laure Conan, Pierre Perrault, Yves Thériault, Anne Hébert, Hélène Dorion, Anaïs Barbeau-Lavalette, Rita Mestokocho, Natasha Kanapé-Fontaine, Mireille Gagné, Marie-Hélène Voyer. Des hommes et des femmes qui ont cherché à nommer le Saint-Laurent, à en raconter les déferlements et les retraits.

Catherine allume un feu qui réchauffe le chalet pendant que les participants prennent place sur les divans. Certains se frottent les mains pour se réchauffer, en attendant que les flammes viennent à bout de l’humidité, cette empreinte de bord du fleuve qui nous atteint jusqu’aux os.

La cafetière roucoule. Tous et toutes agitent leur crayon comme des marathoniens trépignant avant une course. Ils jettent des regards furtifs vers le Saint-Laurent. Certains veulent rendre hommage à ce long fleuve qui enveloppe leur routine de ses nuances bleues. D’autres redécouvrent en lui le paysage de leur enfance ou bien le rencontrent pour la première fois.

Qui es-tu, grand fleuve ?

On note des mots au tableau pour décrire le Saint-Laurent : ressac, puissance, estran, goélette, ancrage, coquillage, gammare, effluves, respiration, laisse de mer, vagues, bateau, champs marins, voilier, vulnérable, anse, saccharina latissima.

 

Fanny

Quelqu’un propose « Saccharina latissima ». Je saute sur l’occasion pour expliquer à notre audience que cette grande algue brune, la laminaire sucrée, est communément appelée lasagne de mer, et vendue sous le nom de kombu. La passion fait briller mes yeux et anime mes gestes. Ça fait maintenant quelques années que je la côtoie, cette grande algue de plusieurs mètres de long : dans les forêts sous-marines des eaux claires d’Anticosti, en amas putrescents amoncelés sur les hauts de plage, en lanière échouée dans une flaque au milieu de l’estran ou encore momifiée par les gangues calcaires des bryozoaires.

Les algues sont les malaimées des bords de mer. Visqueuses, glissantes, couvertes de mucus, elles n’en restent pas moins d’incroyables ingénieures d’écosystèmes, les premiers maillons de complexes réseaux trophiques et des usines à oxygène océanique. L’odeur des algues à marée basse, cet équilibre fragile entre l’iode et l’humus, s’est intégrée à mon ADN. Cette odeur m’a ancrée dans ce nouveau chez moi, là où le fleuve, c’est la mer.

 

Sara

Trouver son point d’ancrage. Entrer en soi pour écrire.

Je propose aux participants de remonter jusqu’à leur première rencontre avec le Saint-Laurent. Ils se dispersent. Certains descendent aux bords de la berge pour écrire, d’autres s’installent sur la galerie ou sur les tables à pique-nique. Je demeure près du feu et laisse mes souvenirs défiler.

Je me rappelle Anticosti et ses aurores boréales, ces marionnettes de lumière qui se donnent en spectacle derrière le grand voile. République de chevreuils, lieu de massacre cannibale, de quêtes de grandeur et de solitude, que caches-tu sous ta surface  ?

Je revisite Sept-Îles, paradis hanté de mes amours, parcours ses plages solitaires, étendues sur des kilomètres. Un gros labrador noir gambade devant moi, des algues plein la gueule.

Je remonte encore ma mémoire… revois mes étés à Percé, mes soirées bien arrosées, à attendre que le soleil se lève dans le trou.

Kamouraska, le village où ma mère est née, porte le même nom qu’une œuvre d’Anne Hébert. Le vent a beau se déchaîner sur le fleuve, l’héroïne demeure acculée à un destin sans perspective.

Je plonge jusqu’à l’enfance, les mains dans le sable, les pieds dans une flaque d’eau vaseuse, me lève, sautille d’une roche à l’autre. Mon pied frappe quelque chose.

Un porc-épic de mer ! m’exclamais-je, mi-apeurée, mi-fascinée, en pointant une coquille d’oursin encore intacte

Je m’extrais de mes souvenirs et rassemble les participants.

L’envol d’un goéland, la carcasse d’un poisson, la coquille d’un mollusque. Après la rencontre de soi, l’ouverture à l’altérité demande d’être attentif à ce qui surgit aux alentours.   De se rendre disponible. D’écouter ce que racontent les galets qui roucoulent au fond de la mer.  De laisser l’inattendu dessiner de nouveaux chemins. Transformer le cours du récit. On se disperse à nouveau; chacun part de son côté, prêt à accueillir ce qui surgira sur la berge ou au creux d’un souvenir.

 

Fanny 

J’ai douze ans et je souris de toutes mes dents dans mon détendeur de plongée. Je viens de repérer des ventouses sous une roche. Approchant lentement mes doigts, j’imite les mouvements d’un poisson pour attirer son attention. Un fin tentacule se déroule timidement et vient appliquer sa surface collante sur ma peau. Une pupille rectangulaire me regarde d’un œil torve entre deux cailloux. Première rencontre avec un poulpe. J’apprendrai plus tard que les grandes capacités cognitives de ce mollusque fascinent les scientifiques au point de parler d’intelligence. J’apprendrais aussi que c’est Victor Hugo, dans les Travailleurs de la mer qui a popularisé le mot « pieuvre », issu du vieux parler normand, qui a depuis supplanté l’originel poulpe. J’ai douze ans, je souris de toutes mes dents, et en sortant de l’eau, j’ai la certitude d’avoir trouvé ma voie. Une voie qui m’amène aujourd’hui au bord du fleuve, dans un chalet qui vibre au son de stylos courant sur le papier.

 

Fanny et Sara

Les échos des moments passés résonnent dans le chalet maintenant vide. Des persistances rétiniennes de profils penchés sur des feuilles noircies de mots. Des mirages dissipés dans les volutes de la brume marine. Seules restent, posées sur la table, des calligraphies colorées, raturées, sur des papiers quadrillés. Fatiguées et ravies, on descend toutes les deux sur la berge prendre quelques respirations salines. Des silhouettes blanches dansent dans le ciel sous un soleil au zénith, saluant l’automne dans son plein flamboiement.

 

Photo du paysage prise par Ophélie Turgeon lors de l’atelier du 20 septembre 2024

Photo prise par Ophélie Turgeon des participant·e·s en action

Photo de l’animatrice de l’atelier, Sara Garneau, prise par Ophélie Turgeon

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

À propos de la co-autrice :

Fanny Noisette est professeure en océanographie biologique à l’Institut des Sciences de la mer de l’Université du Québec à Rimouski. Elle étudie les impacts des changements environnementaux sur les écosystèmes côtiers, en appliquant un cadre de système socio-écologique dans sa recherche. Elle dirige la chaire UNESCO d’analyse intégrée des systèmes marins, qui relie les universitaires, les partenaires locaux et la société pour relever les défis liés à la protection et la gestion juste et équitable de l’océan.