« Je vais me la jouer barman ».
Timidement, je m’installe sur le tabouret mais, déjà, je me sens plus à l’aise.
Assis de l’autre côté du bar dans le salon culturel Les autres jours, qu’il a fondé sous sa maison d’édition, Antoine Tanguay, le directeur des éditions Alto, nous sert un verre – d’eau –, le temps que je prenne la parole. Je souris en remarquant que son costume est exactement de la même couleur que le mur derrière lui. Je me lance.
Pourriez-vous revenir brièvement sur votre parcours et ce qui vous a amené à devenir éditeur ?
Il se râcle la gorge à plusieurs reprises, puis son flot de paroles ne tarit plus. On m’avait prévenue. Je me contente d’écouter son enthousiasme et ses mains parler et de ne le relancer que de temps en temps. Cela me convient parfaitement, j’ai toujours préféré cette position.
J’ai fait un bac en études françaises à l’Université Laval, puis un certificat en enseignement collégial, ainsi que des stages au Cégep Sainte-Foy. J’ai ensuite débuté une maîtrise en lettres, avant de l’abandonner pour me consacrer à l’émission de radio que j’avais créée, La vie en prose, laquelle m’a permis de rencontrer de nombreux auteurs et autrices. En parallèle, j’ai travaillé comme libraire. J’ai aussi co-fondé le journal Le Libraire en 1999, devenu aujourd’hui Les Libraires. J’ai été journaliste au Soleil, j’ai fait de la photographie, bref toutes sortes de choses qui gravitaient autour des arts et de la littérature. Et c’est en 2004, en discutant avec un ami écrivain de son projet de livre, qu’il me dit : « Tu as l’air confortable dans ce rôle, tu devrais ouvrir une maison d’édition ». Je lui ai répondu qu’il y en avait déjà assez, mais le lendemain j’ai contacté Guy Champagne, le directeur des éditions Nota bene, pour lui proposer un projet en trois volets : littérature québécoise, canadienne-anglaise et étrangère. Puis, en 2006, j’ai fondé ma propre maison d’édition, Alto. Vingt ans plus tard, c’est toujours le même principe : proposer une identité propre qui nous distingue des autres maisons d’édition, tout en restant ouvert aux évolutions du marché et des pratiques littéraires.
Pourquoi vous être séparé des Éditions Nota bene ?
Dès le départ, c’était le but : commencer par apprendre à faire des livres avec Guy, avant de devenir indépendant. C’est arrivé plus vite que prévu, notamment grâce au succès de Nikolski. J’ai dû réimprimer avant même la sortie officielle du livre et il a remporté plusieurs prix majeurs, une belle surprise.
Une surprise ?
Oui, totalement. Je dis souvent que je suis arrivé dans l’édition un peu par accident, et ce n’est pas faux, parce qu’il n’était pas du tout prévu que ça se passe ainsi, mais ça a été un très bel accident.
Oui, vous n’avez pas fait de formation en édition. Pensez-vous qu’on puisse s’en passer pour exercer ce métier ?
Selon moi, ce n’est pas obligatoire. Être un très bon et curieux lecteur peut suffire. Des formations comme le DESS en édition de l’Université de Sherbrooke restent précieuses, mais elles ne préparent pas à la gestion des egos des auteurs, ni à la partie administrative des subventions, des rapports de pilonnage… Moi, l’édition m’est venue grâce aux échanges avec les auteurs et autrices, l’observation, et leurs retours sur les pratiques éditoriales. J’ai ainsi appris ce que je voulais faire, et ne pas faire, j’ai innové. Par exemple, avec Nikolski, on a eu l’idée d’imprimer le premier chapitre et de le laisser trainer sur des bancs, dans des bars, un peu partout, avec un lien vers une adresse web pour découvrir la suite du livre. Déjà, en 2005, on avait la volonté de travailler différemment, en essayant des choses comme ça, un peu folles, histoire de se laisser porter par le champ des possibles, sans trop se poser de questions.
Cette recherche d’originalité me fait penser à votre collection Ectoplasme.
Je n’ai pas beaucoup de collections, je n’aime pas ça : tu dois la nourrir et la tenir. Mais Ectoplasme, c’était l’idée de s’amuser en créant des livres un peu hors-norme. En bref, une joie – petit rire – de perdre beaucoup d’argent, surtout à cause de la sérigraphie de la couverture, faite à la main, ou du sac compostable de livraison. Mais c’était le fun de recourir à des matériaux et des pratiques éditoriales absolument pas traditionnelles. Malgré les coûts de production élevés, on a annoncé une vente privilège peu chère, pour que les livres soient accessibles car, ça, j’y tiens beaucoup. En une semaine, les 700 exemplaires se sont envolés. Certaines personnes me disent même avoir gardé leur copie précieusement, parce qu’ils se sentent spéciaux d’en posséder une. Cette volonté de créer une communauté autour d’un tirage limité, je la tiens de la musique. Aujourd’hui, les gens parlent facilement d’Alto dans les salons du livre. Il faut dire qu’on organise beaucoup d’évènements pour qu’ils se sentent proches de nous, jusqu’à connaître le nom des employés. Je pense à la soirée Lettres Effervescentes : on accordait un texte avec, gratuitement, un alcool de chez nous. On a fait presque 800 dollars de vente. Les gens étaient très contents d’acheter directement quelque chose de chez nous et de nous poser des questions. Au fond, on n’est pas si différent des libraires, la motivation reste la même. Il n’y a pas de mauvaises façons de vendre un livre. Il n’y en a qu’une seule : celle d’être le plus sincère et enthousiaste possible.
Toutes ces idées originales, d’où vous viennent-elles ? De vous seul ou de l’équipe aussi ?
Des deux. Avec l’équipe, on se réunit plusieurs fois par semaine, et moi, je suis très curieux. J’aime inventer, me renouveler, et remettre l’édition en question. On est dans un modèle de la chaîne du livre un peu vieillot qu’il est temps de repenser économiquement et socialement.
En parlant de chaîne du livre, comment choisissez-vous vos auteurs ? Est-ce qu’ils viennent à vous ? Ou vous leur passez des commandes ?
La première porte d’entrée, c’est le manuscrit, qu’il soit envoyé par courriel ou déposé dans notre boîte aux lettres. Je ne sollicite pas les auteurs et autrices. Ils sont capables de décider, eux-mêmes, avec qui ils veulent travailler et continuer. Certains le font après avoir lu nos livres ou avoir entendu parler de nous. À la seconde étape, celle du choix, c’est l’image de la maison qui joue. Une fois un auteur avec nous, il peut arriver qu’on lui propose des projets spécifiques.
D’ailleurs, comment se passe le processus de sélection des manuscrits ? Les lisez-vous toujours ?
Non, plus maintenant. Il faut dire que j’en reçois plus d’une dizaine par jour. Le comité de sélection fait un premier tri. Dès qu’une lueur de littérature se présente, je relis avec Catherine Leroux. Si l’idée nous séduit, on demande un exemplaire papier. Le tri des manuscrits n’en reste pas moins l’exercice le plus difficile. 99 % sont refusés. Mais c’est bien correct, car notre mantra chez Alto, c’est : publier peu, mais mieux.
Qu’est-ce qui vous touche dans un manuscrit ?
Simplement, ça doit « sentir bon ». On voit rapidement si quelqu’un sait écrire. Des fois, je me trompe, et mes refus sont publiés par d’autres et c’est tant mieux. Je ne regrette jamais mes décisions.
Prenez-vous le temps alors de rédiger des lettres de refus ?
Jamais.
Vous n’avez pas le temps j’imagine …
Je ne réponds plus. Depuis longtemps. Parce que j’ai vu trop de gens se faire saccager par des courriels. Te faire dire après quatre ans de travail que tel personnage devrait être une femme ou que je n’ai pas cru à telle chose… ça fait juste blesser les gens. Puis, c’est plate, mais c’est pas parce que tu as écrit un livre qu’il doit être publié. L’édition est une entreprise privée avec ses risques financiers. Même des auteurs qui font partie de la maison, parfois on refuse leur manuscrit qui ne leur rendrait pas service. Publier pour publier, ça ne nous intéresse pas, à moins d’être un imprimeur ou un publieur ; moi je suis un éditeur. C’est différent.
Je comprends, et ça va dans le sens de votre mantra. D’ailleurs, en publiant moins mais de meilleure qualité vous évitez peut-être de trop pilonner ?
Autant que possible. Je suis une politique de développement durable : revendre des livres à moindre coût, tout en respectant le droit d’auteur original, pour assurer une recirculation du livre plutôt que de l’envoyer au pilon. Mais, à l’heure où je te parle, j’ai dû envoyer environ 9000 livres au pilon. Je n’ai pas le choix, je paye des impôts et des frais de stockage dessus. C’est très malheureux. Surtout quand je vois des livres que j’aime beaucoup mais qui ne se sont vendus qu’à 400-500 exemplaires. C’est extrêmement dommage, mais il ne faut pas le prendre personnellement. Si tu détermines ta réussite en fonction du nombre de copies vendues, tu vas être triste.
Vous pensez qu’il y aurait des alternatives au pilonnage ?
Si on avait une solution, on l’aurait déjà mise en place, mais c’est bon que tu poses la question. On pourrait faire de la solderie comme dans les centres d’achat. Or, se pose la question de couvrir les droits d’auteurs, et paraît-il que ça ne fait pas sérieux, que ça a l’air cheap. Cette pudeur éditoriale là, ça serait un des points qu’on pourrait essayer de changer : dire que le livre n’a jamais arrêté d’être bon. Même si le livre est vendu à coup nul ou à peu près, je préfère enrichir un auteur – bon, enrichir est un grand mot. Si je peux donner un plus grand nombre de lecteurs à un auteur, je suis gagnant, même si je n’en retire pas de bénéfices financiers personnels. Pour écouler mes stocks, j’ai créé un site web pour la vente en ligne.
Est-ce que certains libraires ne risqueraient pas d’y voir de la concurrence déloyale ?
Sa réponse s’étire dans un soupir, tandis qu’il grimace.
Si, pas beaucoup, mais certains ont menacé de boycotter nos livres. Pourtant, quand je vends sur mon site web, ce sont essentiellement des livres de fonds, qui ne sont plus en librairie. Donc, si quelqu’un veut rapidement un de nos vieux livres, et qu’il est difficile à trouver ailleurs, il peut toujours l’acheter sur notre site.
Avec toutes ces remarques, j’ai l’impression que vos tâches éditoriales sont désormais davantage administratives plutôt que tournées vers le manuscrit. Regrettez-vous cette évolution ?
Pas du tout, c’est une évolution normale. Je n’ai plus le temps, ni l’espace mental, pour me consacrer à l’édition « de la virgule ». Je préfère m’intéresser à d’autres projets comme soigner mes couvertures. Je pense que c’est plus confortable à l’aube de mes 50 ans de dire que Catherine est meilleure éditrice que moi. Elle est plus fine dans les détails, moi je suis monsieur macro. C’est comme Marie-Hélène Gendron, la directrice générale d’Alto, qui gère les chiffres et les relations commerciales, comme moi je ne saurais pas le faire. Ce sont des gens qui ont acquis des compétences que je n’ai pas et ce n’est que du bonheur.
Sa gorgée d’eau bue, c’est une belle conclusion qu’il appuie d’un claquement de son verre sur le bois vernis.
Au final, c’est un beau travail d’équipe. Pour en revenir aux couvertures, qu’entendez-vous par mieux les soigner ?
Mieux les travailler. J’ai la maquette québécoise, avec l’espèce de petit bandeau, que je pense abandonner, parce que les gens n’ont pas nécessairement le déclic « ah oui c’est Alto ». Je trouve le design anglosaxon plus intéressant.
Outre les couvertures, quels sont les autres projets que vous envisagez ?
Je travaille sur un gros projet numérique qui est sur une plateforme de jeu et qui sera accompagné d’un livre. Je n’ai pas encore tout élaboré, mais j’y réfléchis beaucoup. Il y a quelque chose de naturel pour moi à oser des trucs qui n’ont pas encore été tentés.
Ce style de projet a un potentiel énorme ! Pensez-vous, d’ailleurs, qu’il aurait plus de succès si votre maison d’édition était localisée dans une ville plus grande comme Montréal ?
Bonne question. Pas sûr que ça joue vraiment. Québec reste un milieu culturel dynamique avec lequel on collabore beaucoup, que ce soit avec la Maison de la littérature ou encore le salon du livre. Le loyer est aussi moins cher qu’à Montréal, ce qui m’a permis d’être propriétaire des locaux.
Tout est à vous ici ?
Oui, les deux étages. Viens, je vais te faire visiter.
Je n’en espérais pas autant. Je referme mon calepin et grimpe les escaliers à sa suite. Il me présente des locaux lumineux. L’ambiance est chaleureuse, tout autant que son équipe. La dernière pièce n’est autre que sa bibliothèque de fonds et c’est sur ses paroles qu’il me laisse :
« Tu peux te servir ».