« [A]ccorde ton élan aux arbres devant qui tu as la vive impression de grandir encore – rien ne les effraie outre la sécheresse les épidémies la puissance des lames »

– Diane Régimbald, Au plus clair de la lumière

  1. Mon Abitibi natale brûle en même temps que West Kelowna, Tumbler Ridge, Adams Lake et 375 autres endroits au BC. Les 13 provinces et territoires sont touchés cette année. La fumée couvre le ciel chez ma tante au New Jersey et apparemment jusqu’au Groenland, dégradant la qualité de l’air et donnant au soleil une teinte orange apocalypse. Nouveau sujet de discussion et d’inquiétude pour le Québec. Pas ici.

Chaque année est « l’année de tous les records » (L’Écho), il me semble. Je n’ai pas souvenir d’un été où les feux de camp n’étaient pas interdits à la grandeur du BC entre juin et août. On passe des températures les plus froides aux plus chaudes jamais enregistrées. D’un extrême à l’autre. Je dois me réfugier en altitude ou me jeter dans les rivières glaciaires pour conserver mon énergie, mieux respirer.

On prédit une augmentation des feux de forêt dans les prochaines années due aux changements climatiques exacerbés et accélérés par l’activité humaine. L’impact de l’industrie forestière n’est plus à prouver, mais l’économie a préséance. Ce secteur « crée de l’emploi ». Discours politique désuet rabâché par habitude en pleine pénurie de main-d’œuvre. Quand les feux de forêt nuisent à l’industrie, c’est une autre histoire. Il ne faut surtout pas que la machinerie s’arrête, dans l’intérêt de nos bonnes relations avec la Chine et les États-Unis.

On renouvelle nos stratégies: « coupe à blanc, […] terme connoté négativement [est] donc avantageusement remplacé par celui de Coupe avec protection de la régénération et des sols (CPRS) » (Association forestière Vallée St-Maurice). On laisse maintenant cinq-six arbres matures, une lisière et des points d’eau. On limite les déplacements de la machinerie. On fait de gros efforts.

Je circule, campe, travaille dans les Forest Service Road qui sillonnent les terres publiques et dont tout le monde peut profiter. Je vois l’étendue des coupes, la flore ancienne s’amenuiser sous les monocultures, les plantations récoltées ad vitam aeternam.

Nos forêts sont cultivées comme un champ de patates.

Adieu, Herrling Island.

Tout ça me dépasse au fond. La situation est trop complexe pour la saisir en entier et l’humain doit vivre avec ses paradoxes, ses dissonances cognitives. Qui suis-je pour m’insurger avec ma traversée du pays par avion deux fois par année et mon gros pick-up turbo diesel qui pollue cette forêt où j’aime tant vivre; avec mes boîtes courriel, mon stockage dans les nuages, mes photos, vidéos et conversations éternelles sur les réseaux sociaux? Est-ce que tous mes petits gestes de simplicité volontaire, de réutilisation, de recyclage, de compost, de non-gaspillage alimentaire et ma compensation carbone compensent vraiment?

Mon industrie bénéficie des incendies. L’été suivant, la morille y pousse en assez grande quantité pour justifier une opération commerciale, quand toutes les conditions sont réunies. Notre fierté se mesure en volume, en cash qu’on réussit à faire en une journée, même si la vraie paye ne s’accumule pas dans un portefeuille. Le wild food est une nourriture de luxe transportée sur des milliers de kilomètres, qui passe de main en main, chacune prenant sa cut. C’est un produit, une idéologie à promouvoir, comme tout le reste. On ne survit pas avec la cueillette. On nourrit des ambitions.

On arpente les paysages noirs de cendre, quasi lunaires, à la recherche de cette toute petite vie qui reprend, avant que la régénération des plantes n’ait recouvert le sol. On y trouve des résidus d’activité humaine rouillés, des squelettes d’animaux roussis en se demandant s’ils sont morts dans le feu ou avant. On y croise quelques oiseaux, écureuils et insectes, un peu ou beaucoup de moustiques selon l’humidité de la zone. On sue, on souffle alors que le soleil plombe, sans ombrage, en escaladant des flancs de montagne. Pour ne rien trouver sans pluie régulière ou neige accumulée à l’hiver.

La cueillette de baies, elle, se fait dans des zones perturbées par l’industrie forestière ou le réseau électrique. Dans les régions du sud, la sécheresse a raison des fruits ou empêche les plantes d’en produire quand les ours n’y arrivent pas avant nous. Tant mieux pour eux. J’en ramasse assez pour une bonne tarte, mais pas pour en vivre.

En 2018, le ranch où on a installé notre opération de séchage de morilles, dans le Chilcotin, a dû être défendu contre l’incendie et l’inondation dans le même été. Armée de son équipement, la famille propriétaire a creusé des tranchées, arrosé continuellement ses terres et ses bâtiments; puis ce fut le tour des sacs de sable pour bloquer cette eau qui leur avait si cruellement manqué et qui exauçait toutes leurs prières d’un coup. En 2021, des pans de routes et des ponts ont été arrachés par la crue, de Cache Creek jusque dans le Greater Vancouver, en passant par Lytton, rasée par les flammes deux ans plus tôt. Les rivières auparavant asséchées ont débordé jusque dans les villes avoisinantes, trempant les maisons, emportant des voitures et des gens. Certaines infrastructures touchées sont encore en réparation trois ans plus tard.

On se construit près d’un cours d’eau (ou même sur lui), on irrigue les déserts. On adapte l’environnement à nos besoins, on l’exploite… jusqu’à ce que ça se retourne contre nous, prouvant à quel point on ne maîtrise rien. Sauf l’art de mettre un baume sur les symptômes. Poser de petits gestes individuels symboliques au lieu d’agir à la source, refusant de se priver d’un confort si durement gagné et de perdre le rang de pays développé.

Ne reste qu’à recommencer, en attendant le prochain cataclysme avec l’espoir tenace que la technologie « sauve la planète » ou nous permette d’en coloniser une autre… Ou qu’une épiphanie collective nous fasse voir la vraie valeur des choses.

***

Promesse magenta qui s’étend vers l’infini: l’une des premières plantes à pousser par milliers dans des champs où les arbres ont péri par le feu ou la coupe, l’épilobe profite d’une vue complètement dégagée, en flanc de montagne, aux côtés de leur descendance. Abeilles et papillons y butinent dans une lumière dorée de fin d’après-midi. Naïveté de l’éphémère, à l’abri des tragédies.

Dans un riche compost de cendres poussent des organismes en symbiose, échangeant des nutriments, s’offrant ombrage tout en se partageant l’eau et la lumière disponibles. Ensemble, se donner la meilleure des chances.

J’ai fait graver dans ma peau quelques-uns de ces éléments par une artiste de Kamloops. Un bouquet significatif où s’entremêlent épilobe, bois de cerf, baies et fougère. Un échantillon de cette forêt qui me nourrit et qui m’enseigne, à porter fièrement sur mon dos. Au-delà des teintes de gris, il y a de l’éclat, du mouvement.

Renaître demande espace et paix. Puisse le vivant prospérer, avec ou sans nous. Je le souhaite ardemment.

« There is a healing, gathering force in grassland, and in all natural landscapes, that can bring us together in a circle of shared responsibility for one another and for the health of other beings. Not requiring our management and in fact resistant to our grasp, it asks only that we receive and honour it as an invitation to set aside our orientation toward death so that we might open ourselves to participate in the livelihood of this place. Were we ever to undergo such a transformation, imagine what might be achieved in us, breathed into us, quickened and declared in the life we draw from prairie. » (Trevor Herriot, Grass, Sky, Song)

Sources

L’année de tous les records, L’Écho, 28 novembre 2023

Des records de froid glacial vieux de 20 ans, TVA Nouvelles, 4 février 2023

« Toutes les conditions sont réunies » pour que 2023 devienne l’année la plus chaude, Radio-Canada, 6 juillet 2023

Demandes en produits forestiers, Gouvernement du Canada, 2024

Forest Industries and The Environment, Heritage, 2011

Feux de forêt: Québec forcé de réduire la quantité de bois récolté, TVA Nouvelles, 29 novembre 2023

Les coupes à blanc seraient plus néfastes pour l’environnement que les combustibles fossiles, Radio-Canada, 16 décembre 2019

Y a-t-il encore des coupes à blanc au Québec?, Association forestière Vallée St-Maurice, 2018

Vanier: La rue Marais puisque… il y avait des marais, La société d’histoire Les Rivières, Courant 6 no 2, Printemps 2017

Impacts de la gestion des cours d’eau, Guide sur la gestion des cours d’eau du Québec, Association des gestionnaires régionaux des cours d’eau du Québec, 2017 (révisé en 2024)