Ce n’est pas encore l’hiver ici, mais la lumière du jour a perdu de son jaune. Regarde comme tout est si bigarré, si changeant : les arbres retiennent leur souffle. Hier était chaud et clément – ça doit être l’été indien –, je me suis emmuré dans la bibliothèque. Un geste irraisonné : mon regard a balayé l’onglet Netflix avant de plonger dans mes livres, et j’ai succombé.

Il s’agissait d’un de ces films qui prétendent parler d’une chose – le mariage – mais en concernent une autre – le divorce. Je l’ai écouté de bout en bout, mes tâches gisant sur le coin de la table. Adam Driver a une drôle de tête et une prestance indéniable, il peut même vous faire pouffer seul dans votre salon – un don rare chez les acteurs sérieux. Cette fois, il dirige une petite troupe bohème sur Broadway mettant en vedette sa femme, Scarlett Johansson, avec qui il doit partager sa gloire et, bientôt, la garde de leur fils unique. Ils sont comme deux hyènes se disputant une carcasse, et j’ai toujours dit que dans la jalousie – la vraie, qui a pour objet le succès de son partenaire, pas ses rivaux sexuels – prend racine le malheur d’un couple. Comme de fait, Scarlett file à LA et engage une avocate, les hostilités sont lancées.

Entracte après la première heure pour ôter mon chandail à capuchon : j’avais choisi le coin lecture au sixième étage, près des grandes fenêtres où le soleil plombe. Depuis mon promontoire, je surveillais mon appartement en brique bourgogne et tout le reste d’Édouard-Montpetit. À l’horizon, Mont-Royal, puis il fallait imaginer Laval, Mont-Tremblant, la baie James. Dans mes écouteurs, j’ai entendu Adam Driver déclarer que ranger un bas, fermer une armoire et laver la vaisselle sont autant de choses qui ne viennent pas par nature à sa femme, mais qu’elle fait de son mieux pour lui. Je me suis palpé le pouce, brûlé dans l’eau de vaisselle le soir précédent, et j’ai disparu parmi mes songes pendant une demi-heure – je ne récupérerai pas cette portion de l’histoire.

Là, dans l’écho de ma pensée, j’ai passé l’automne en revue : les premières sorties au restaurant, le camping, nos pieds sur les dunes du lac Ontario, les couchers de soleil qui lui faisaient de l’effet, mon appréciation renouvelée des couchers de soleil, les séances d’écriture nocturnes, les pages blanches, les brosses et les amis, la belle-famille en Acadie où j’ai fait bonne impression, elle, endormie sur le siège passager de son Ford Escape, ou bien au cinéma devant un film qu’elle a choisi, la fois où j’ai croisé son regard à travers une pièce bondée et me suis chuchoté tout bas : la voilà !, c’est ma blonde.

J’ai imaginé ensuite les embûches à venir. Ce serait futile au début – un bas qui traîne, une armoire entrouverte, la graisse de lasagne irrémédiablement fixée au plat en pyrex –, nous finirions par en rire. Puis les querelles s’empileraient, prendraient de l’ampleur. Bientôt, une paire de bobettes sales exprimerait par substitution analogique le déclin de notre union. Elle consulterait ses amies à mon sujet, on concevrait un plan d’action pour me serrer la bride. Je me démènerais comme un taureau dans l’arène. Nos escarmouches dégénéreraient en puérilités, la vaisselle rangée de plus en plus bruyamment. L’égoïsme poindrait dans nos ébats amoureux, jusqu’au jour où…

Je m’étais emporté, le générique défilait à l’écran. Comment leur histoire s’était-elle terminée ? Où était Scarlett à présent, à New York ou à LA ?

Ces jours-ci, je passe mon temps prisonnier de scénarios comme ceux-là, ça n’a pas changé. Mais je refais surface, à chaque fois presque indemne. La vraie vie m’appelle, je sens son attraction comme jamais auparavant. Mon esprit plus limpide, mon attention plus soutenue, je remarque tout. Comme ce matin, j’ai vu les pieds de ma blonde – sans oublier les siècles et les siècles de gens vivants, morts, mourants, le mouvement des saisons, le Colisée de Rome toujours debout, Sergio Leone mort, mais ses films encore bien vivants dans le salon, la terre qui tourne sur elle-même, les livres qui m’attendent sur le coin de la table –, j’ai vu ses pieds saillissant de sous la couverture, le va-et-vient de son souffle. D’un coup je me suis souvenu qu’elle préfère comme moi de la glace dans son verre d’eau, qu’elle a horreur des centres d’achat, qu’elle parle aux feux de circulation, qu’elle se sent comme chez elle dans les salles d’étude de la bibliothèque. J’ai embrassé ses pieds, et elle a sourcillé. Dehors une feuille est tombée.