Quand tout le monde a-t-il commencé à conduire des trucks jackés ? Pendant mon enfance, je me souviens qu’ils étaient rares, chacun offrait un spectacle dont nous nous moquions férocement, et pourquoi ne l’aurions-nous pas fait ? Ils ressortent du trafic autrement flou, étroit, infini, imposant leur présence embêtante comme un clou à demi arraché. Ma mère les jugeait superflus à cette époque, les surnommant « les princesses de l’asphalte », se lamentant que leurs caisses, inutilisées, étaient probablement aussi propres et lisses que les fesses des bébés qui les conduisaient.
Lorsque j’étais adolescent, elle en a acheté un. Le sien était orange fluorescent, visible dans le parking à 500 mètres de distance. C’était la peinture la plus bruyante que j’avais jamais vue.
Maintenant, ils dominent les rues. J’en ai compté quinze par la fenêtre, un après-midi. Le bus 14, mon chariot quotidien, m’emmenait de mon boulot à View Royal vers mon domicile, situé à Oak Bay en bas de Pkaals. Un trajet de 10 km vers la métropole, qui descend au havre, croise le pont de la rue Johnson et zigzague sur les voies inondées du centre-ville avant son approche de la montagne. Le long de ce voyage, il m’a semblé qu’il y avait un nouvel exemple de ces bêtes mécaniques à chaque coin de rue, obscurcissant le paysage qui grisonnait progressivement sous le ciel couvert.
Finalement, je suis arrivée à mon arrêt. Cette station (si l’on peut l’appeler ainsi) ne compte qu’une petite plateforme à bordures rouges, avec un panneau blanc, indigo et vert Véronèse, les couleurs de BC Transit. Je l’ai quittée aussitôt de crainte qu’il pleuve, continuant le trajet à pied en direction de la montagne.
La prétendue station est située face à une petite maison, construite en briques beiges, qui compte deux étages dont le deuxième est caché derrière le surplomb d’un abri d’auto. Ce domicile, qui ressemble à la plupart des logements de cette banlieue à l’ouest du mont, est flanqué d’un jardin avec des buis énormes. Bien qu’ils fleurissent de tous les teintes de rose du monde au printemps, ils ont acquis les qualités d’un grand mur vert pendant l’été, qu’ils retiennent en automne et en hiver. Le reste de la scène est à peine visible à cause d’une barrière en bois, pâle comme la résidence et plus grande que moi, portant un panneau noir géant dictant « DÉFENSE DE STATIONNER ».
Mes pas étaient rapides, mes yeux déambulaient par ci et par là. Le sentier ressemble à un escalier montant vers un palais dans les cieux. Au début, les maisons sont humbles, mais plus on monte, plus elles cèdent à des villas plus neuves, modernes et chics. Leurs couleurs changent, des tons pastel au noir, gris et blanc. Chacune est plus grande que sa prédécesseure, l’une s’enorgueillissant même de quatre étages. Comme si le sommet n’était pas déjà assez haut. Elles adoptent aussi des formes de plus en plus complexes, mais restent surtout carrées. Elles s’éloignent les unes des autres ; leurs cours deviennent plus vastes, leurs pelouses plus courtes, plus propres, leurs barrières plus hautes.
Au bout de la rue, j’ai dépassé un portillon jaune qui garde un champ public ovale, rasé court comme les pelouses du reste du quartier. L’herbe, divisée en 16 sections par des trottoirs, est entourée d’une petite route d’accès. C’est le réservoir de Pkaals, ou du moins son toit.
Cet endroit m’a toujours semblé étrange, car il s’agit d’un espace public situé directement au-dessus d’une structure fragile et vitale pour la communauté. N’importe qui peut y aller à pied ; les portillons sont ses seuls gardes. En fait, il y a même des petits panneaux à chaque entrée interdisant la promenade des chiens, ordonnant qu’on retire leurs crottes immédiatement afin que la source d’eau ne soit pas contaminée. Le champ est en outre parsemé de toutes les machines qui régulent le réservoir, chacune ne portant qu’un verrou simple pour empêcher leur bousillage. C’est fou. Une série de propriétés fortifiées, qui ne laissent pas de défense pour une ressource publique. Peut-on boire de l’argent ?
Je suis passée par le réservoir avant de continuer sur un petit sentier pavé, descendant la face est du mont. Les nuages ont commencé à cracher des gouttelettes infimes.
De l’autre côté, j’ai atteint mon quartier. Un agent immobilier le décrirait comme « un voisinage de caractère ». Les maisons, construites pendant les années soixante-dix, sont composées d’un arc-en-ciel de revêtements. Située à gauche de la rue, la mienne est principalement construite en roche blanche lunaire, avec une base de briques cinabres. L’une de ses voisines est en bois rose pâle, l’autre en pierres aux couleurs de l’acier. Il n’y a guère de barrières entre nos propriétés, donc les feuilles, divorcées des arbres du voisinage, dansent ensemble de cour en cour dans la brise.
J’ai remarqué un rectangle de papier blanc collé sur la porte. En approchant, j’ai compris qu’il s’agissait d’une note manuscrite. Son écriture désordonnée était à peine lisible. Après l’avoir déchiffrée, je ne pense pas que je l’aie mieux comprise.
NOTICE D’ÉVICTION :
Nous regrettons de vous informer que nous terminons votre contrat de location à partir du 3 mars afin qu’un membre de notre famille étendue emménage dans la maison. Nous sommes vraiment désolés pour l’inconvénient.
Nous voudrions profiter de cette occasion pour vous remercier d’avoir été une locataire exceptionnelle pendant les 5 dernières années. Nous vous souhaitons bonne chance dans votre recherche d’un nouveau logement.
Respectueusement,
X.
Je suis restée en silence. Le crachin est devenu un déluge, mais je ne m’en suis pas rendu compte.
Après un moment, j’ai ouvert ma boîte aux lettres. J’y ai trouvé un dépliant.
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Au bas du prospectus, il y avait deux images côte à côte. La première montrait la face est de Pkaals. Je pouvais y discerner la maison à quatre étages, le réservoir à machines étranges et… une série de maisons monochromes surimposées au-dessus de mon quartier, détachées les unes des autres. Une grande rue anthracite serpentait du sommet de la montagne vers la banlieue.
La deuxième fournissait un exemple des logements disponibles. Sur l’allée de l’une des maisons, on avait stationné un truck jacké.