« Il n’y a pourtant que cela qui compte. Le vivant. »

Josée Marcotte, Femmes d’apocalypses

Au fil des lieux et des saisons, je croise des personnages qui amusent, découragent, ébahissent, inspirent, qui rendent toute aventure digne d’être vécue et surtout partagée. Des gens en marge, aux profils multiples – qu’ils soient locaux, de l’extérieur de la province ou du pays –, réunis par une aspiration commune.

Les bongos players, par exemple, font tout sauf cueillir. Ils trouvent le strict minimum, le plus souvent juste assez pour se refaire en bière cheap et en clopes, pour quelques jours de party au camp ou sur le bord d’un lac, puis recommencent. Chiller dans un verger en Okanagan leur coûterait moins cher, mais au fond du bois, on ne doit rien à personne. L’idéal pour les esprits libres qui ne trouvent pas leur place en société. Les vestiges de leur passage en forêt demeurent visibles pendant des années: canettes vides, structure de campement, chaise de camping défoncée, papier de toilette usagé…

Souvent débutants, les baby killers cueillent absolument tout: du trop petit au trop vieux, en passant par les faux-semblants, tout ce qui ressemble à un champignon est arraché et ramené au buyer au cas où ça vaudrait quelque chose.

Les weekenders du coin viennent passer l’après-midi ou la fin de semaine en famille sur un jouet motorisé. Le petit festin cueilli en bordure de route est joyeusement rapporté à la maison.

Les vieux de la vieille, eux, naviguent sans GPS, presque sans boussole. Ils se souviennent. Ont vu tous les changements, dans le climat comme dans le marché. Encore en forme, ils s’affairent à transmettre leurs connaissances avant de disparaître.

On reconnaît Barbe blanche à sa stature et à ses expressions animalières imagées comme « sweating like a loose moose » ou « like dragging a dead horse ». Hanté par les fantômes de ses trois femmes, il envoie paître la retraite, continue à offrir ses services ou à prospecter, en quête du dernier modèle de pick-up ou de quatre-roues. D’après la légende, il serait de la Nation Crie et allergique à l’eau. Un jour de canicule, alors qu’il soufflait comme un bœuf du haut de ses 300 ans, il aurait enfin troqué son Coca-Cola pour du jus d’aloès.

Jedi « bat tous les records du monde ». Éternel adolescent dans la mi-quarantaine à l’accent québécois très prononcé, il ne manque ni d’ambition ni de créativité pour convaincre le monde d’embarquer avec lui dans ses plans fous, qu’il s’agisse de ceux qu’il appelle ses frères ou de voyageurs saisis au vol. Son corps, comme son sens de l’organisation, menace souvent de lâcher, mais une bonne journée de jeux vidéo, un joint, deux Tylenol ou un gain au poker et le voilà reparti de plus belle!

John Lennon sauve les verres de terre et les moustiques de l’écrasement. « Le sol est [s]on siège. » Citoyen du monde, il appartient à la race adulée des highballers. S’il ne ramène pas entre 100 et 200 lbs par jour, c’est une mauvaise journée. Il marche en moyenne 20 km, carburant aux fruits séchés, aux noix et aux pois chiches, dans la canicule ou l’orage, en montagne ou en swamp, se rend là où personne d’autre n’ose, trouve LA patch et ne revient vendre son butin qu’à la tombée de la nuit, pour éviter d’être suivi. Loup solitaire, il s’alliera seulement avec un partenaire à sa hauteur et qui sait rester discret. Une saison ou deux lui suffisent pour passer le reste de l’année dans un pays où le coût de la vie est bas.

L’intelligence de Poches-percées n’a d’égal que ses réflexes d’autosabotage. Son fidèle 4runner stationné là où se rend le signal, il entretient son cercle social, motive de nouvelles recrues ou rapporte les potins du jour à ses boss quand il ne songe pas à démissionner. Une histoire ou une cigarette au coin des lèvres et le cœur sur la main, il est toujours prêt à recueillir une demoiselle en détresse sous son chapiteau ou à nourrir les affamé·e·s. À la fin de la saison, tous ses profits sont remis au casino.

Personne n’arrive à deviner ce que contient l’éternelle tasse que You-know traîne avec lui à toute heure du jour. Café, vin, vodka? Seuls ses discours, parsemés de « who cares » et de « what the fuck », peuvent fournir un indice. Avant d’acheter des champignons à commission, il a été paysagiste à Vancouver et restaurateur en Ontario. Il ne jure que par la Yukon Gold et les Mercedez.

Polypore est un VRAI passionné des champignons, d’où son affectueux patronyme. Il en cueille d’abord et avant tout pour le plaisir, énumérant leurs caractéristiques, leurs propriétés et les conditions dont ils ont besoin à qui se trouve devant lui pour l’écouter, créant l’occasion si elle ne se présente pas d’elle-même. Il sèche sur place ou vend frais aux chefs qu’il connaît, s’absentant tous les deux jours pour aller les livrer, au plus grand bonheur de la compétition, puisqu’il paie toujours une ou deux piasses de plus par livre.

Tout le monde aime la famille Lafleur. Entassée dans un motorisé plus petit que ma fifthwheel, elle vit de la cueillette à l’année et maîtrise l’art de la vaisselle, du lavage et de la douche sans eau courante. Après l’école à la maison, les six enfants « élevés en liberté » (Laetitia Beaumel) rêvent de devenir testeur de jeux vidéo, premier ministre ou princesse. Quoiqu’il arrive, la forêt poussera toujours en eux.