Un soleil glacial couve le Vieux-Québec. Là-haut, sur son perchoir, il pond des œufs que la ville bat en neige. Dans les rues, quelques passants refusent de partir, la main fermement agrippée à leur tuque ou leur foulard. On s’entiche devant les magasins, attirés par l’odeur du pain d’épices et des notes de café. Les vitrines, prêtes à éclore, frémissent sous la lumière jaune des lampions, dévoilant leurs trésors aux regards inquisiteurs : nourriture réconfortante, œuvres d’art, tenues loufoques, souvenirs ludiques, etc. À l’intérieur, des troupeaux d’éléphants se meuvent, soucieux de ne pas briser d’objets en porcelaine. Certains finissent par sortir, reprenant leur apparence humaine, un sac ou une friandise en plus, tandis que les autres, balourds, s’attardent, profitant de la chaleur sous une peau de loutre ou de castor. Oubliant la raison de ma venue, je décide de pister les récalcitrants jusqu’au château où les drapeaux, tendus dans le ciel, crépitent dans le cri d’un dragon invisible, gardien de la cité. Montant les escaliers Casse-Cou et Frontenac – le funiculaire étant paralysé cet hiver –, je les retrouve essoufflés, mais extatiques, contemplant la place d’Armes où les toits de cuivre oxydé surplombent leur tête.

– So beautiful, isn’t it?

Joyau précieux de la Haute-Ville, l’hôtel ne manque pas d’être photographié sous tous ses angles. Avec ses pierres de taille et ses briques de Glenboig orange, il résiste vaillamment aux bourrasques du fleuve en offrant l’asile à ses admirateurs. C’est alors l’occasion pour eux de découvrir les tableaux et les tapisseries qui le décorent, les chandeliers tremblants et les escaliers en colimaçon, avant de se diriger vers les salles de bain pour se soulager. De retour à l’extérieur, ils se laissent pousser jusqu’à la vasque, charmés par la chorale, sans remarquer le bonhomme de neige à leur droite, haut de deux boules, dont la tête a été arrachée à la suite d’un boulet de canon hasardeux. S’ils connaissaient notre histoire, ils auraient esquissé un sourire, transportés malgré eux dans la rébellion des Patriotes. Sur le stade, les chanteuses se trémoussent, collées les unes contre les autres, leur menton bien levé, tentant de vaincre le froid qui colore le souffle de leurs poumons.

La plus belle nuit du monde

C’est cette nuit de Noël

Où les bergers étonnés

Levèrent les yeux vers le ciel.

Une étoile semblait dire :

Suivez-moi je vous conduis ;

Il est né cette nuit.

Après la représentation, la plupart d’entre eux migrent vers la rue Sainte-Anne, les autres retournent au château pour y passer la nuit. Les caricaturistes, présents sur cette voie passante en été, ont été relégués dans la rue du Trésor, remplacés par des cabanes de bois éclairées de feux multicolores. En face d’elles, des gens se tiennent en rang, attendant que le temps fasse jaillir les diables en boîte de leur kiosque, prêts à combler leurs désirs à coup de saucisses et de fromages. De l’autre côté, les restaurants ont rangé leur terrasse, invitant plutôt les clients à consommer un repas au chaud, loin des passants. Deux univers parallèles se dessinent : le premier baigne dans la joie du pôle Nord, l’autre dans le confort. Les plus frileux envient les gens assis, goûtant les mets des yeux malgré quelques visages réprobateurs. Au bout de l’allée, certains s’arrêtent pour dénicher une collation ou une bière artisanale, tandis que les autres filent vers le marché de Noël allemand situé dans les Jardins de l’Hôtel-de-Ville. Arrivés devant les cabanons, les cris affluent, chacun promouvant sa portion de pays.

– Impossible to miss !

Un couple s’approche. Le commerçant qui les a interpellés porte un déguisement de renne et une tunique rouge. Des cibles accrochées au fond du kiosque les laissent comprendre qu’il leur propose de participer à un exercice de tir. Son rire franc et son enthousiaste les convainquent et ils avancent trois dollars sur la table. Après une démonstration sommaire, il les enjoint à l’imiter en leur tendant des refouloirs. Les amoureux s’exécutent, enduisant leur bâton d’une résine brune qu’ils insèrent dans la bouche du canon, puis pressent la détente. Le goût d’érable se déclenche. Leur palet, assailli par l’intensité du sucre, tressaille, tandis qu’un frisson les déchire de part et d’autre. La tire de Baie-Saint-Paul produit souvent cet effet chez les non-initiés. En moins de deux, ils achètent de nouvelles balles et les projectiles, enduits de poudre blanche, les atteignent en pleines dents. Désormais en guerre contre le caramel, ils sont pris captifs par ce rêve qui ne les quittera que la nuit tombée.

Un groupe d’hommes quitte la Maison Simons en chantant. De loin, leurs notes prennent une tonalité rauque, plongeant la ville dans sa genèse. L’impression devient si saisissante qu’on se surprend à lever les yeux en passant sous la porte Saint-Jean, étonné de ne pas y voir de soldat brandir le drapeau de la Nouvelle-France. Une fois arrivés à la place D’Youville, ils chaussent des patins pour se livrer à une course de vitesse, embrassant des virages aussi abrupts que le Cap Diamant. Loin d’être du calibre des joueurs de hockey professionnels, ils parviennent tout de même à se déplacer gracieusement, attirant la clameur des patineurs nostalgiques qui aperçoivent en eux les sosies de Sakic ou des frères Stastny. Après leur tour d’honneur, ils s’en retournent par la rue Saint-Louis, non sans rendre hommage aux plaines d’Abraham et à la Citadelle de Québec.

– Watch out !

Dégringolant les marches jusqu’à la Basse-Ville, ils évitent le Musée de la civilisation et se retrouvent, par un dédale cosmique, sur la place Royale. Un sapin, posé sur un chariot affaissé, se dresse au milieu des dalles, prolongé par le clocher illuminé de l’église Notre-Dame-des-Victoires. Symbole pieux de la ville, elle ne fascine pas que les croyants, dont on ignore la présence, mais également les touristes, bien que la plupart n’aient pas conscience de marcher sur le lieu de la fondation de Québec où Samuel de Champlain a construit son « Abitation » et dont on peut encore relever les traces. À l’entrée des bâtiments, des arbres de petit format, répliques du grand, quêtent l’attention pour attirer les gens dans les magasins. Les hommes se rapprochent du roi des forêts sans prêter attention aux alentours. En douce, ils retirent une boule décorée à la main qu’ils dissimulent dans une poche de leur manteau, souvenir qu’ils rapporteront chez eux. Personne ne semble les avoir remarqués.

La plus belle nuit du monde

C’est cette nuit de Noël

Où les bergers étonnés

Levèrent les yeux vers le ciel.

Une étoile semblait dire :

Suivez-moi je vous conduis ;

Il est né cette nuit.

En m’engouffrant dans la rue du Petit Champlain, je retrouve les passants que j’avais suivis jusqu’alors. Le quartier paraît encore plus animé qu’au départ : une chorale chante au parc Félix-Leclerc et le père Noël éclate d’un rire sonore. Les badauds, à l’extérieur pour l’occasion, filment la scène, les uns à côté des autres. On croirait assister à la messe. Je souris. Après m’être confié au barbu, j’entre dans la Cidrerie et Vergers Pedneault, goûte aux échantillons gratuits et achète la bouteille qui égayera ma soirée. Je jette un dernier coup d’œil à la ville, ses décorations, sa falaise, son château de sable roux, ses gens venus d’ailleurs… Puis retourne à mon véhicule, heureux de vivre au bord du Saint-Laurent.