« Qu’est-ce qui mérite d’être écrit? […] Quelle valeur a la vie pour être consignée? […] Le journal ne cherche pas l’événement. Devant le simple fil des jours, il recueille quelques traces de ce qui a été vécu. […] Le journal embrasse le désordre de l’existence. C’est une forme d’écoute et d’abandon. Une façon de lire le monde. » – Michaël Trahan, Cabaret du Crachoir du 13 novembre 2023

Enfant, on me décrivait comme lunatique, tête en l’air. Plus souvent dans la fiction, l’hypothèse, le cérébral, que dans la réalité. On me perdait dans un livre, un film ou une chanson. En voiture, mes pensées défilaient avec le paysage. Le mouvement incessant de couleurs et de formes vagues, élastiques, berçait mes rêveries.

Encore aujourd’hui, mon contact avec le réel est éphémère, aléatoire. Il me faut éviter l’horreur, le stress pour ne pas réveiller cette angoisse latente qui prend possession de moi si facilement, quand les lumières ou mes yeux se ferment.

Non. Exister là, maintenant.

Pour me concentrer, il me faut écrire. Vieux réflexe d’étudiante, qui permet à mon cerveau de mieux enregistrer l’information en la synthétisant, de l’inscrire à même mon corps par un mouvement calligraphique. Avoir des notes rassure. Quand on est de nature distraite, on ne sait jamais si on est pleinement là, si on va vraiment pouvoir se souvenir. Et à la quantité d’informations qui passe dans une journée – panneaux, publicité, conversations, actualité, en plus de ce qu’on observe et pense – un bouillon informe se crée dans le chaudron cérébral et on en vient à ne plus bien contrôler ce qui entre et ce qui sort. Qu’est-ce qui restera imprégné en moi? L’odeur du cèdre? La saveur de crème glacée préférée de mon chum? La distance entre Castlegar et Salmo? Le slogan de GOAT radio?

Plus que d’écrire, c’est le projet qui m’anime. La vastitude des possibilités, le vertige de l’inconnu, avoir des idées plus que de les mettre en action.

Écrire est effort, temps, doute, déception, ravissement. À la fois liberté et discipline, vision et hasard. Écrire est persévérance, acharnement sur un mot, une phrase, un texte. Trouver la combinaison gagnante parmi d’infinies possibilités. Transcrire les idées avec fidélité. Inclure toutes les nuances.

Enlisée dans l’imaginaire, j’assiste au succès des artistes prolifiques, partagés sur les réseaux sociaux, dans les infolettres et les médias. L’inaction finit par peser.

Je m’entraîne à quitter le monde hypothétique pour plonger dans le tangible. Ne pas attendre que l’art vienne me chercher, le consommer pour le devenir. Écrire plus et plus souvent. Mot par mot, page par page, engloutir des tas de livres. Espérer trouver dans la plume des autres une perle à reproduire, une recette miracle… ma propre identité. J’y cherche une nouvelle moi plus instruite, endurcie par les classiques et inspirée par la nouveauté. Où se cache donc mon écrivaine intérieure? Existe-t-il, ce talent? Est-il mature? Saurais-je mettre au monde ce qui balbutie en moi? Intéresser un lectorat? Refuser le médiocre. Montrer au lieu de dire. À moins que là précisément réside mon style: dans cette constante recherche, à la fois imparfaite et absolue.

Tenir un journal ou une correspondance est une promesse d’écrire plus ou moins régulièrement, un encrage, une consignation de la réalité, de la mienne du moins. Ma plume ne capture pas instinctivement les lieux, l’instant. La photographie s’en charge bien. La réflexion, l’analyse coulent plus aisément. La poésie traduit les émotions de façon concrète mais détournée. Dire autrement: là réside son pouvoir.

Pendant qu’insectes, oiseaux et humains poursuivent leur quotidien, je me dépose sur la page, au bord d’une rivière ou dans l’ombre d’un pin. J’apprécie une brise fraîche. Témoigne d’un détail, le remets en perspective, y trouve un sens. À travers la pratique artistique, contempler devient une habitude, un acte volontaire de résistance face à l’enchaînement toujours plus rapide des choses, un temps d’arrêt dédié à soi et à l’observation active du monde.

Me relire est un moyen de revivre, de me rappeler comment et qui j’étais au moment d’écrire. Dans la continuité ou en contraste avec la personne que je deviens. Peut-être t’y reconnais-tu, un peu, toi aussi.