« Il y a trop de lignes autour de moi, trop de traces qui me délimitent, trop de frontières où je m’écorche. J’ai besoin d’un espace où les faire éclater et c’est ici […], où il n’y a plus de murs et plus de toit, que je deviens un saut dans le vide. »

– Anaïs Barbeau-Lavalette, Femme forêt

« Don’t live above the natural world but as a part of it. »

– Joseph Boyden, The Orenda

 

J’habite une roulotte. En forêt, la plupart du temps.

J’erre dans un temps défini qui paraît infini. Un temps qui s’égrène à vitesse variable. Se confondent les heures, les jours, les mois et les années. Seules les saisons importent. Ici. Maintenant.

Lentement, je défais mes habitudes. En crée de nouvelles… M’abreuver aux sources. Bûcher. Avoir faim. Reconnaître et cueillir: le dent-de-lion, la rose, l’épilobe, la marguerite; la fraise des champs ou des bois, l’amélanchier, la myrtille teignent mes doigts, ma langue. Voir bourgeonner les feuillus. Goûter les pousses de conifères: l’amertume franche de l’épinette, la douce acidité du sapin, celle plus pâteuse du pin et la plus sucrée d’entre toutes: le genévrier. Toutes ces verdures que le printemps fait naître, fleurir et porter fruit, l’une après l’autre.

La forêt est un jardin complexe: à la fois chaotique et harmonieux, plein de surprises et d’évidences. Tout est à sa place. Tout fait sa place. J’y trouve la mienne, naturellement.

La forêt me réinvente. Me donne une force insoupçonnée et une sensibilité accrue. Me montre l’humilité. Elle me repousse aussi bien qu’elle m’accueille. Me fait sienne.

Je m’y oriente mieux qu’en ville. J’apprends le nom des arbres, des plantes, des fleurs, au lieu des rues, des édifices. Je lis le temps d’après le soleil et les nuages.

Je respecte les bêtes, les avertis de ma présence, leur cède le territoire. Elles me fuient ou me tolèrent, me laissent parfois les observer, ébahie.

Je refuse la banalité d’une mort au carrefour des autoroutes et toute prolongation artificielle. J’occuperai la place qui me revient. Celle du grain de sable.

Laissez-moi m’évanouir en forêt sans cliquetis sans pleurs sans prières. Nue comme je suis venue.

Ma mémoire un long fleuve trouble. Une effluve d’achillée millefeuille, un croissant de lune, un coquillage.

J’ai signé l’endos de la carte pour le don d’organes. Ne pas les donner aux humains.

Que mes tissus nourrissent les loups les corbeaux les rats les vers.

Qu’un sapin peut-être une épinette jaillisse de ma poussière.