Je suis un imposteur ! Existe-t-il un féminin à ce mot ? Mon dictionnaire Larousse me dit que non : « Toujours masculin, même pour désigner une femme ». Est-ce donc typique des hommes de tromper en utilisant des faux-semblants ? De prétendre être quelqu’un d’autre ? Pourtant je suis bien une femme, assise dans une classe de création littéraire à l’Université Laval, et je n’ai rien à faire ici. Je suis une bibliothécaire. Celle qui range les livres, pas celle qui les écrit. Qu’est-ce qui m’a pris ? Commencer un deuxième cycle universitaire à 48 ans ! C’est ridicule ! À l’autre bout du monde en plus. Je suis folle, c’est ça, j’ai perdu la raison, c’est la fin, je décline, ou plutôt je régresse en me comportant comme une adolescente fougueuse. Et pourtant mon corps me rappelle que je n’ai plus vingt ans. J’ai mal au dos sur cette chaise en plastique dur. J’ai beau me tortiller, rien n’y fait, mes lombaires me font souffrir. Ce siège est trop haut ou la table trop basse. J’essaie de tenir mon dos droit, mais des coups de poignard m’électrisent jusqu’aux épaules. Je repense à mon fauteuil rouge inclinable et mon repose-pieds ergonomique dans le bureau cosy d’où je dirigeais mon monde. Pourquoi ai-je quitté mon travail plutôt bien payé pour retourner sur les bancs de l’école ? J’ai dû penser un instant que j’avais le potentiel pour devenir une écrivaine. Quelle arrogance ! Autour de moi, ils sont si jeunes. Ils sont à leur place, ils suivent le cours normal de leurs études, ils ont la vie devant eux. J’envie leur insouciance, leur confiance. Ils n’ont pas l’air de douter.

J’ai acheté un ordinateur portable pour ce cours. Parce que j’ai perdu l’habitude d’écrire au stylo. Parce que ma main tremble et qu’elle rend mon écriture illisible. C’est un clavier QWERTY. « On est en Amérique », m’a dit le vendeur. Mais le Québec est francophone ! Toute ma vie j’ai utilisé des claviers AZERTY et me voilà en train de taper des Q à la place des A, de chercher les accents, les signes de ponctuation, d’effacer, de retaper, de perdre mon temps et de me demander ce que je fais là. Je suis trop vieille pour rester assise pendant trois heures sur une chaise inconfortable et surtout je ne suis pas une écrivaine.

J’ai repris mon Larousse pour chercher la définition de ce mot. « Écrivain, écrivaine : Personne qui compose des ouvrages littéraires ; homme, femme de lettres ». Je n’ai rien composé et je n’ai rien d’une Simone de Beauvoir, dont la passion et l’engagement m’ont toujours fascinée, d’une Jane Austen, qui traverse les siècles sans perdre sa modernité, ou d’une Annie Ernaux, si singulière dans sa démarche d’écriture. Rien, rien, rien.

J’étais pourtant remplie d’enthousiasme quand j’ai complété ma demande d’admission à la maîtrise en études littéraires. Je m’étais appliquée à rédiger une belle lettre de motivation originale et convaincante. J’avais tenté de rendre mon CV agréable à lire, même si je n’avais pas réussi à résumer 25 années de carrière en moins de trois pages. On m’avait dit : « Au Canada, il ne faut pas mettre sa photo ni sa date de naissance ». Ça évite soi-disant les délits de faciès et les discriminations liées à l’âge. Pourtant ils ne sont pas stupides. Si je mentionne que j’ai obtenu mon diplôme en 1998, ils comprendront rapidement que je n’ai pas 25 ans. Je devais aussi joindre à ma demande deux lettres de recommandation de mes anciens professeurs. La bonne blague ! Après tout ce temps, soit ils ne se souviennent plus de moi, car ils ont vu passer des milliers d’étudiants depuis ma graduation, soit ils reposent six pieds sous terre depuis longtemps. J’ai donc rusé et demandé à d’anciens collègues. Zoltan, docteur en histoire, et Domenico, docteur en économie, m’ont sauvée en vantant mes qualités, même s’ils ne m’ont jamais lue. J’avais prévenu, je suis un imposteur. J’ai attendu six mois la réponse de l’université, et puis elle est arrivée, au moment où je m’y attendais le moins, alors que je poussais un caddie rouge au supermarché. Le directeur du programme en personne m’annonçait que j’étais admise, avec une scolarité préparatoire. Cinq cours à suivre pour me mettre à l’épreuve. Écrire une belle lettre de motivation c’est une chose, mais ça ne fait pas de moi une romancière. Ils avaient sûrement compris que j’étais davantage un rat de bibliothèque qu’une femme de lettres.

Alors j’ai tout préparé, j’ai emballé mes affaires, loué ma maison, dit au revoir à mes amis et à ma famille, puis j’ai pris l’avion pour traverser l’océan.

Combien de temps s’est écoulé depuis que je suis entrée dans cette salle de cours ? Une minute ? Une heure ? Le temps paraît figé. Le professeur nous cite des auteurs québécois renommés, mais je n’en connais aucun. Il me suffit de jeter un regard autour de moi et de voir ces visages qui acquiescent d’un air entendu pour comprendre que je suis l’intruse. Jusqu’à quand vais-je tenir avant que la vérité éclate ? Avant que mon imposture soit révélée au grand jour ? « Respire ! ». « Hoche la tête comme tout le monde ». « Si tu te calmes, les murs de la classe arrêteront de se rapprocher dangereusement ». Et cette horloge dont les aiguilles semblent clouées sur le cadran ! Le cauchemar ne s’arrêtera-t-il donc jamais ?

Le jour de la rentrée, je me suis perdue dans le pavillon Louis-Jacques Casault. Cet édifice se distingue par sa symétrie. Les ailes ouest et est se ressemblent, formant un labyrinthe de couloirs sur cinq étages, une vraie aventure à explorer. Sachant que le seul moyen de différencier la centaine de corridors qui quadrillent ce majestueux bâtiment est de repérer la moindre petite tache souillant un centimètre carré de mur ou de revêtement de sol, je m’étais fixé pour règle absolue de toujours me déplacer d’un point A (l’entrée) à un point B (la salle de classe) sans jamais dévier de ma trajectoire. Pourtant, ce jour-là, tout était confus. Quel ascenseur avais-je emprunté ? Quelle porte rouge avais-je poussée ? Étais-je à l’est ? À l’ouest ? J’étais déjà passée trois fois devant le café Labyrinthe et je ne voyais toujours pas l’ombre d’une porte de sortie. Je me suis demandé s’il y avait une issue ou si j’étais prise dans un vortex dont je ne m’échapperais jamais, condamnée à revivre sans cesse cette journée. Si j’étais déjà incapable de trouver une simple porte, comment allais-je trouver le courage d’écrire, d’utiliser les mots justes, d’inventer des histoires, de me confronter au regard des autres ? Mon manque d’orientation dans cette bâtisse, symbole de savoir littéraire, était-il le miroir de mon manque de légitimité ?

J’ai lu dans la presse qu’en 2016, le corps d’un homme sans vie avait été retrouvé au pied d’une cage d’escalier de ce même bâtiment. « Un désespéré cause tout un émoi à l’Université Laval », titrait le Journal de Québec. Lui non plus ne trouvait-il pas la sortie ?

Il me semble avoir vu les aiguilles de l’horloge bouger. Ou était-ce une hallucination ? Et si j’étais prisonnière d’un présent sans fin ? Je suis assise à la même place que d’habitude, au premier rang, pour ne pas voir les regards critiques de mes camarades. Je les entends chuchoter dans mon dos et je tords mes mains sous le bureau pour cacher mon angoisse. Je me sens exposée, je sais qu’ils peuvent voir à travers mon masque. J’aurais dû abandonner ce cours. Ils doivent se moquer de moi en secret, juger ma présence indésirable. Et si j’ouvre la bouche, ils découvriront que je suis un imposteur. Je dois m’enfuir d’ici.

Quand j’ai contacté des professeurs pour leur demander de superviser mes travaux de recherche-création, ils m’ont demandé ce que j’avais déjà écrit, si j’avais un portfolio à présenter. Rien, nothing, nada. Pas un roman, pas une nouvelle, pas un poème. Je n’allais quand même pas leur envoyer mes journaux intimes dans lesquels je vomis mes émotions depuis que je suis en âge d’écrire. Alors j’ai bluffé, comme toujours. J’ai envoyé des débuts de romans jamais terminés, des billets d’humeur griffonnés au coin d’une table, des morceaux de ma vie choisis avec soin pour cacher ma vulnérabilité. Ils étaient satisfaits, ils ont dit que j’étais capable d’écrire. J’ai doucement souri. Évidemment que je suis capable d’écrire. J’ai appris à assembler des lettres pour former des mots, puis des mots pour former des phrases à l’école primaire. Mais quand il s’agit de rédiger des textes originaux, inspirants, capables de capter l’attention des lecteurs, je ne suis pas sûre d’être à la hauteur. Ni même d’avoir le courage de m’y confronter.

Mon dos me fait de plus en plus souffrir. Je suis physiquement là, dans cette salle de classe numéro 1734 du pavillon Louis-Jacques Casault, mais mon esprit est ailleurs, mes pensées occupent l’espace pendant que je ressasse le chemin qui m’a menée ici. Mon âge, cette université, ce pays, mes choix, ma voie, ma vie ; tout se bouscule. Les voix se perdent en un faible écho. Je fixe la chaise vide qui se trouve juste devant moi et des perles de sueur commencent à rouler sur mon front. Les murs se rapprochent toujours plus, m’obligeant à me tasser sur mon siège inconfortable. J’ai chaud, l’air est lourd et suffocant, j’ai du mal à respirer. L’angoisse m’oppresse. J’ai l’impression qu’ils me regardent tous. Ils se demandent ce que cette femme étrangère de 48 ans fait parmi eux. Ils scrutent mon âme, devinent la supercherie, sentent ma peur. Je dois m’enfuir, trouver la sortie et courir aussi loin que possible. En un geste brusque, je rassemble mes affaires, bouscule ma chaise qui se renverse avec fracas et me précipite vers la porte rouge. Je la franchis et me mets à courir. Les couloirs défilent, mes yeux ne voient plus, je suis désorientée. Je bouscule une personne, présente des excuses confuses, tente de me ressaisir. Je trouve l’entrée principale et pousse la lourde porte de toutes mes forces. Je suis dehors, mais je ne suis pas libérée. L’air glacial de l’hiver me coupe le souffle, je dois continuer à fuir, trouver un refuge. Je me remets à courir, droit devant moi. J’aperçois la bibliothèque sur ma gauche. Voilà mon échappatoire. J’avais choisi le métier de bibliothécaire parce qu’il n’y a que parmi les livres que je me sens apaisée. C’est là qu’est ma place, dans ma zone de confort. Je franchis la porte, monte les escaliers quatre à quatre et m’effondre dans le premier fauteuil rouge que j’aperçois devant moi. C’est alors que tout devient noir.

Quand je rouvre les yeux, mes amis les livres sont là, tranquilles et silencieux. J’ignore depuis combien de temps je suis ici. Je reprends mon souffle peu à peu, les battements de mon cœur ralentissent et l’angoisse commence à quitter mon corps tendu. Je vais bien, tout va bien. Mon esprit est cependant brouillé par l’incertitude. L’écho de mes pas précipités résonne encore dans mon esprit. Je suis incapable de distinguer si ma fuite a été un rêve ou une mémoire troublante. Chaque étagère, chaque ouvrage autour de moi semble murmurer une question sans réponse : qui suis-je ?

Une étudiante est assise en face de moi. Elle tient entre ses mains un livre dont la couverture rouge m’est familière. Je me lève et me glisse derrière elle pour jeter un œil discret par-dessus son épaule. L’ouvrage est ouvert au tout début du récit et je peux lire les premiers mots : « Je suis un imposteur ! Existe-t-il un féminin à ce mot ? »