Lors de notre visite guidée au Mount Tolmie, Mme Schmitt, une résidente du quartier, évoquait l’importance de la montagne pour la communauté chinoise de Victoria. Elle parlait du fait que la Chinese Consolidated Benevolent Association of Victoria a renommé la montagne « Worshipping Mountain », ou « la montagne de la vénération », et de son rôle dans le feng shui de la ville. Le feng shui est une croyance chinoise antique consacrée à la recherche d’une vie harmonieuse avec la nature. À la base, j’ai pensé que cet intérêt de la communauté pour la montagne s’expliquait simplement parce que l’endroit était agréable et paisible, mais j’ai appris ensuite qu’il y a une signification plus profonde à l’association entre Mount Tolmie et le feng shui : la montagne fait partie d’un cercle avec Mount Douglas et Swan Hill. Le cercle représente un emplacement harmonieux en feng shui, que les Chinois souhaitent pour leurs proches décédés. En outre, le terme feng shui signifie « vent et eau », ce qui rappelle la vie sur l’île de Vancouver.

Bien que Mme Schmitt n’ait pas approfondi l’aspect feng shui de Mount Tolmie lors de la visite, je suis très reconnaissante de l’avoir appris par la tradition orale. Cette histoire a piqué mon intérêt parce que ma famille adhère à certaines superstitions du feng shui. Par exemple, on considère le chiffre quatre comme malchanceux, on met de l’argent sur le rebord d’une fenêtre ouverte le jour du Nouvel An, notre maison est peinte en vert et orientée vers l’est, et on ne place pas notre lit face à la porte pour que nos pieds ne se dirigent pas dans cette direction. Mais pourquoi suivons-nous toutes ces croyances ? J’ai voulu comprendre pourquoi l’Association chinoise de Victoria croyait fermement dans l’emplacement vital de la montagne, parmi d’autres lieux de la région. Comment la montagne a-t-elle été dotée d’un nom aussi sacré ? Serait-ce parce que les chanceux résidents du quartier ne seront jamais frappés par un tsunami ?

Ce projet de recherche-création se divise en deux parties. Dans la première, je discute du modèle de feng shui qui se rapporte à Mount Tolmie. Ce modèle topographique a été proposé par Dr David Chuenyan Lai, professeur émérite de géographie à l’Université de Victoria qui était également membre éminent de la communauté chinoise de Victoria. Dans la deuxième, je propose un poème narratif écrit du point de vue du Mount Tolmie. Il s’intéresse à la manière dont la montagne complète le cercle formé par les trois symboles de feng shui que Dr Lai propose dans son modèle : le dragon azur, le tigre blanc et la perle lumineuse.

 

Le feng shui

Tout d’abord, le feng shui est une science naturelle chinoise antique axée sur la conception et l’emplacement des bâtiments ainsi que du mobilier, selon Mainini. C’est aussi une combinaison d’astrologie, de philosophie et de religion taoïste. Autrement connu comme une science géomancienne, le feng shui s’intéresse à la sagesse innée de la Terre afin de vivre en harmonie avec la nature par « l’emplacement, l’orientation, la conception et la décoration corrects des bâtiments[1]». Le feng shui, ou l’art du placement, détermine les règles concernant le bâtiment sur un terrain. Les racines et les principes du feng shui datent de 3000 ans avant notre ère et remontent à la période qui a aussi vu naître la médecine traditionnelle chinoise et l’acupuncture. À cette époque, les géomanciens considérés comme maîtres de feng shui sont consultés durant le processus de construction d’un bâtiment afin que celui-ci respecte et honore les schémas énergétiques de notre planète.

Certains sites archéologiques indiquent que le feng shui est pratiqué en Chine depuis au moins 6000 ans. Aujourd’hui encore, certains architectes considèrent le feng shui dans leur travail, tandis que d’autres le pratiquent dans leur vie privée. Par ailleurs, les premières pratiques formelles ont été conçues par le fondateur légendaire de la culture chinoise, Fu Xi, pionnier dans le développement de l’écriture, des mathématiques, de l’observation astronomique et des sciences de l’environnement. Fu Xi a aussi déterminé l’essence cachée de la nature et a créé une séquence de huit symboles mathématiques (ba-gua ou pa kua), exprimés en trigrammes, qui représentent des éléments essentiels et des fréquences énergétiques de base qui existent à travers le cosmos, tels que le He Tu, le Lo Shu et le Kan Yu.

 

Dr David Chuenyan Lai : une biographie brève

Dr David Chuenyan Lai, aussi connu comme « le père des quartiers chinois du Canada », était un citoyen remarquable. La discrimination était manifeste à l’encontre de la population chinoise lorsqu’il est arrivé à Victoria en 1968. Malgré tout, il est devenu un expert renommé de l’histoire des Canadiens d’origine chinoise, du développement des quartiers chinois au Canada et des groupes ethniques en Colombie-Britannique. Le quartier chinois de Victoria, qu’il a beaucoup étudié, est le plus ancien au Canada ; la communauté y a mis en œuvre les principes du feng shui dès l’arrivée des travailleurs recrutés pour la prospection pendant la ruée vers l’or du fleuve Fraser, à partir de 1858. En tant que professeur émérite de géographie et professeur adjoint d’études sur le Pacifique et l’Asie, Lai a élaboré un modèle feng shui de bon augure pour identifier le site autrefois convoité par la communauté chinoise pour l’établissement d’un cimetière sur le versant sud de Christmas Hill (anciennement Lake Hill).

 

Le contexte historique de la localisation

En 1891, la Chinese Consolidated Benevolent Association of Victoria a acheté un terrain dans la région de Swan Lake au coût de 2 115 $ dans l’espoir de l’utiliser comme cimetière[2]. D’après les registres du bureau du cadastre, nous savons que le terrain se trouvait dans la zone située entre Swan Lake et la rue Douglas, car l’Association ne possédait pas d’autres lots dans cette zone. Cependant, le projet n’a pas été autorisé en raison de l’opposition des agriculteurs des environs. Le cimetière chinois a été déplacé au moins trois fois. Un procès-verbal d’une réunion de l’Association de 1902 révèle que le terrain est resté vide depuis que les « Occidentaux » se sont opposés avec arrogance à l’utilisation prévue par la communauté chinoise.

Dr Lai suggère qu’il faut comprendre le concept de feng shui pour découvrir la localisation exacte de ce terrain parce qu’aucun Chinois respectant les traditions ne choisirait un site pour une tombe sans avoir préalablement étudié son feng shui. Son étude démontre que la tradition feng shui a joué un rôle déterminant dans l’emplacement des tombes des familles royales, des fonctionnaires et des roturiers, et dans la disposition des maisons, des temples, des palais et des villes dans la Chine traditionnelle, mais que jusqu’à présent, il n’existe aucun essai connu de l’utilisation de la photographie aérienne en relation avec le feng shui. Par contre, Lai identifie le site, qui possède une affinité géomantique avec son modèle, grâce à des travaux archéologiques et géographiques.

 

La topographie du Mount Tolmie dans le cadre du feng shui 

Dr Lai a émis l’hypothèse que si les Chinois de Victoria voulaient un cimetière dans la région de Swan Lake, c’était parce qu’il s’agissait d’un terrain idéal pour un modèle feng shui. Si les tombes des Ancêtres ont le bon feng shui ou sont en harmonie avec la nature, leurs descendants mèneront une vie prospère. En revanche, si leurs tombes n’ont pas le bon feng shui ou sont en dissonance avec la nature, leurs descendants et les générations futures seront maudits à cause de l’état d’agitation des Ancêtres.

La recherche de Dr Lai révèle quatre paramètres topographiques pour identifier le modèle idéal. D’abord, les caractéristiques physiques environnantes doivent être lisses dans leurs formes et leurs contours. Ensuite, les cours d’eau doivent être visibles, car ils représentent la richesse et l’aisance ; en revanche, les rochers ne doivent pas être visibles, car ils représentent le mal et doivent donc être recouverts d’arbres et d’arbustes. Le feng shui est lié à la nature, un organisme vivant qui respire, dans lequel les énergies Yin et Yang sont présentes et indissociables. Lorsque l’organisme respire, il produit de l’énergie masculine (Yang) tandis que l’énergie féminine (Yin) se produit lorsqu’il retient sa respiration. Finalement, le site doit bénéficier d’une pente bien drainée.

Un cimetière placé dans une région haute ou basse offre au défunt une vue sur les alentours qui confère à son corps l’autorité et la supériorité sur l’emplacement de leur tombe. Le cimetière feng shui idéal n’est pas au sommet d’une colline ou d’une montagne comme Mount Tolmie ou Christmas Hill, puisqu’il serait perturbé par la violence de la nature, avec ses vents violents et ses pluies diluviennes. De plus, le versant sud est préférable au versant nord d’un dénivelé, car il représente la vie et la vigueur, tandis que le versant nord représente la mort et la décomposition. Ainsi, la tête du défunt doit être orientée vers le nord et le descendant le vénère sur la tombe en se tenant au sud. Malheureusement pour la communauté chinoise de Victoria, le projet d’un cimetière dans les environs de Swan Lake n’a jamais été réalisé et leurs espoirs d’une vie harmonieuse pour leurs descendants ne se sont jamais concrétisés à cet endroit. Pourtant, en 1903, l’Association a acheté un autre lieu à Harling Point, presque au même endroit que le cimetière de Ross Bay, mais plus loin sur le front de mer. La colline Gonzales s’élève derrière le site et les affleurements rocheux arrondis situés à proximité offrent un meilleur feng shui que le site de Swan Lake[3].

 

Conclusion

Les migrants venus de la Chine pendant la ruée vers l’or du fleuve Fraser ont certainement élargi la diversité sous toutes ses formes, dans la région, avec leurs pratiques feng shui. La recherche de Dr Lai et son héritage m’inspirent à continuer à apprendre d’autres systèmes ou modes de connaissance et à les intégrer à ma vie. Ainsi, la boucle est bouclée : les connaissances m’ont été transmises par Mme Schmitt par la tradition orale et je la partage maintenant avec ce texte. En définitive, bien que ma famille superstitieuse ne sache pas que la prospérité peut également s’appliquer à la topographie, nous devrions tous être reconnaissants de vivre près du feng shui de Victoria : le Mount Tolmie.

 

LE CERCLE DE BON AUGURE

La vue plongeante du sommet me rappelle la vie douce

quand j’inspire et expire dans le silence absolu.

L’énergie Yang s’échappe de mon corps,

alors que le Yin me réconforte.

 

L’abondance et l’harmonie m’entourent

comme les montagnes et les ruisseaux.

Dragon azur court à ma gauche

tandis que Tigre blanc s’expose.

 

Ils se rejoignent en forme de fer à cheval

près d’un large cours d’eau cérémonial.

Sa forme ovale face sud

brille comme une perle lumineuse.

 

Perçue par les Orientaux,

la nature est un organisme qui respire sans cesse.

Perçue par les Occidentaux :

les autres connaissances disparaissent.

 

 

[1] Mainini, Simona. Feng shui pour l’architecture. Infinity Feng Shui, 2014, 16.

[2] « The First Auspicious Feng Shui Site in Canada ». District of Saanich. s.d., https://www.saanich.ca/assets/Parks~Recreation~and~Community~Services/Documents/LochsideRegion alTrailSwanLakeFengShui.pdf. Fichier PDF.

[3] « Chinese Cemetery at Harling Point. » Old Cemeteries Society of Victoria, s.d., https://oldcem.bc.ca/cem/cem_ch/.

 

Bibliographie

« Chinese Cemetery at Harling Point ». Old Cemeteries Society of Victoria, s.d., https://oldcem.bc.ca/cem/cem_ch/

Lai, David Chuenyan. « A Feng Shui Model as a Location Index ». Annals of the Association of American Geographers, vol. 64, no. 4, 1974, pp. 506–13, https://doi.org/10.1111/j.1467-8306.1974.tb00999.x.

—. « Victoria’s Chinatown. » History, Victoria Chinatown Museum Society, s.d., https://victoriachinatownmuseum.com/history/

Mainini, Simona. Feng shui pour l’architecture. Infinity Feng Shui, 2014. « The First Auspicious Feng Shui Site in Canada ». District of Saanich. S.d., https://www.saanich.ca/assets/Parks~Recreation~and~Community~Services/Documents/ LochsideRegionalTrailSwanLakeFengShui.pdf. Fichier PDF.