« Le temps de la cueillette est le plus beau et le plus difficile »
– Anaïs Barbeau Lavalette, Femme forêt
« Cueillir des baies, c’est éreintant
Ça fait mal au dos
Mais si on fait beaucoup d’argent
On prendra du repos
Cueillir des baies, c’est inquiétant
Il y a des nounours
Mais si on travaille en chantant
Ils auront la frousse
Cueillir des baies c’est épuisant
On n’en trouve pas tout le temps
Mais quand on découvre un beau champ
On est bien content »
– Marianne Taillefer et Jessica Dufour (été 2015)
Localisation confidentielle, BC, mai 2020
Cher·e ami·e,
Cette lettre est la première chose que j’écris depuis un mois. Parfois il faut vivre pour avoir du nouveau à dire.
Déjà, je m’interromps pour retirer une épine de mon doigt. La cent-unième à pénétrer ma peau en quelques semaines. Il y a aussi le fouet des branches, les écorchures, l’irritation causée par l’ortie (pourtant cueillie avec des gants de vaisselle), les tiques (seulement sur le chien, pour l’instant). Je suis habituée à tout ça évidemment, après bientôt cinq ans de cueillette sauvage, mais c’est toujours impressionnant de voir ce que le corps peut endurer même si ces blessures ne sont, la plupart du temps, que superficielles. J’en retire aussi une certaine fierté. Marques et courbatures me rendent plus endurante, plus en forme, à force de passer mes journées à me frayer un chemin entre les arbres, à franchir des murs de mûriers, à m’agenouiller dans l’aubépine, à me pencher, à enjamber, à ramper, sans parler de l’effort considérable qu’est de sortir du bois les 150 lbs récoltées à deux, tout en guettant les ours et les orignaux, très nombreux ici, au nord du BC; ils ont même tapé leur propre autoroute pour se rendre à la rivière.
Les têtes de violon sont moins difficiles à cueillir que les morilles. La marche est souvent plus courte, mais dans des forêts beaucoup plus denses. J’oubliais cette plante appelée devil’s club, constituée de petits troncs complètement couverts d’épines et qui tend à envahir certaines parties de la forêt. Bien souvent, il faut en traverser un champ. Parfois, on s’enfarge et par réflexe, on s’y agrippe… Quelle sensation agréable!
Tu vois, je prends soin de te dépeindre le pire. Ça me donne l’air tough. Mais la cueillette n’apporte pas que douleur et frustration, sinon personne ne se donnerait tout ce mal. Se nourrir de ses trouvailles est très gratifiant. La forêt nous apprend des tas de choses. Ça devient instinctif. Un retour aux sources, à notre nature profonde, animale, éloignée de tout ce confort superflu duquel on n’arrive plus à se séparer
Je t’avoue qu’après avoir vécu huit mois dans un appartement en ville, l’absence d’eau courante (donc de toilette et de douche) et le fait d’être soumise aux éléments me déstabilisent un peu. Paradoxalement, me départir de tout, revenir à la simplicité, reconnecter avec la nature et cette partie de moi qui n’avait plus de raison d’être en ville me fait du bien.
Ici, la sainte paix. Un univers parallèle, sans radio, sans signal. C’est une cure temporaire des réseaux sociaux et des médias, de la surabondance d’informations. Je m’épanouie dans ce changement d’air, même si l’appartement me manque par moments dans ce printemps torrentiel où on frissonne autant qu’on respire. Il y a pire. On pourrait être en Oregon l’hiver à cueillir des chanterelles dans la boue et des pieds de mouton sous la neige fraîchement tombée… ou ne rien trouver du tout. Je pourrais avoir 15 ans et tenir la caisse chez Rona, en traçant des poèmes à l’endos des factures pour étouffer l’angoisse existentielle. Je pourrais finir ma journée de 14 heures au salaire minimum à l’entrepôt de Vancouver et camper dans une cuisine faute de logement abordable.
La pluie s’est enfin arrêtée et la forêt a eu quelques heures pour sécher. C’est le temps de retourner à mes bébé fougères, à leur craquement si satisfaisant quand on leur casse la tête, au bruit sourd qu’elles font en tombant dans le fond de la chaudière. Elles iront dorer dans la poêle ce soir avec de l’ail et des piments broyés, puis d’autres seront marinées pour faire durer le plaisir.
Prends soin de toi et à bientôt,
Jess