J’ai été engagé en 2019 comme professeur de littérature et culture québécoises au Département de français et d’études francophones de l’Université de Victoria, notamment pour y développer les options en recherche-création, de plus en plus populaires auprès des étudiant·es. Bien que les collègues intégraient déjà et continuent d’intégrer dans leur enseignement des exercices et des travaux de création littéraire et artistique, il n’existait encore aucun cours consacré exclusivement à la pratique de la création littéraire en français. Si l’Université de Victoria est reconnue, entre autres, pour ses programmes de premier et de deuxième cycles en création littéraire en anglais, offerts par un corps professoral de renommée internationale, les étudiant·es désirant apprendre le français ou poursuivre leurs études dans cette langue n’avaient pas la possibilité d’explorer en profondeur les particularités du travail créatif réalisé dans cette autre langue officielle. J’ai donc créé, dès mon arrivée, le cours Creative Writing in French, offert exclusivement en français.
J’ai donné le cours pour la première fois à l’automne 2020, en pleine pandémie mondiale de covid-19, en ligne ; bien que les plateformes Zoom et Brightspace ont fourni plusieurs opportunités stimulantes, les possibilités étaient tout de même limitées pour un atelier de création littéraire. À l’automne 2023, pour la deuxième itération du cours qui allait se tenir en présentiel, cette fois, j’ai choisi d’orienter l’intégralité du calendrier et de la livraison de l’enseignement autour d’un projet pédagogique expérimental inspiré par le travail de François Génot, artiste et professeur de dessin à l’École supérieure d’art de Lorraine (ESAL), en France. En 2020-2021, l’équipe de son atelier ZONE À DESSINS a enquêté sur le territoire du quartier Bellecroix, à Metz. Une année de recherche et de création a donné lieu à une exposition des travaux des étudiant·es et à diverses restitutions dans le quartier, qui ont été complétées par une édition des textes en format papier dans un beau-livre produit par l’ESAL. En 2022, Génot a répété l’exercice avec son atelier, cette fois à Thionville, une commune au nord de Metz fameuse pour son industrie sidérurgique et ses mines ; les étudiant·es ont pu enquêter sur divers terrains et tenter de recréer l’atmosphère particulière de cette région, notamment le parc entourant le haut-fourneau d’Uckange, classé monument historique par la République française. Finalement, en 2023, l’atelier ZONE À DESSINS s’est déplacé au Luxembourg belge pour explorer le site archéologique de Montauban-Buzenol et les bois environnants. Cette troisième édition s’est aussi conclue par une exposition et une édition en beau-livre des travaux des étudiant·es.
Je me suis inspiré de la ZONE À DESSINS de Génot pour imaginer un équivalent à Victoria, du côté de la création littéraire. J’ai choisi d’intituler l’atelier « Zone à raconter », et j’ai arrêté mon choix sur un terrain à proximité du campus qui me semblait fort prometteur pour ce premier exercice expérimental, c’est-à-dire la colline Tolmie, aussi connue sous le nom de Pkaals en SENĆOŦEN et en lək̓ʷəŋən, dialectes mutuellement intelligibles de la langue salish des détroits, colline également appelée montagne de la vénération (Worshipping Mountain) par la communauté chinoise de la région. Le belvédère d’observation au sommet offre une vue panoramique sur les petites montagnes de la chaîne Gowlland, le sud de l’île de Vancouver, le centre-ville de Victoria, la mer des Salish et les détroits de Géorgie et de Juan de Fuca, les îles du golfe, ainsi que les monts Olympiques et le mont Baker sur le continent, dans l’État de Washington. La colline accueille un écosystème protégé de chênes de Garry, des prés de camas, une plante herbacée bulbeuse faisant partie de l’alimentation traditionnelle des peuples autochtones de la région, ainsi que plusieurs sentiers pédestres très populaires pour le jogging et la promenade. Mount Tolmie est ponctuée de grandes maisons bourgeoises tandis qu’à ses pieds se trouve un quartier plus mixte fréquenté par la communauté universitaire.
Avec les étudiant·es, nous nous sommes rendu·es sur le territoire à plusieurs reprises pour collecter des données brutes (notes, photos, sons, artefacts, etc.) et discuter des enjeux spécifiques à cette zone (colonisation et décolonisation, gestion du bassin versant et de son écosystème, histoire publique, densification et urbanisation, crise du logement et inflation monstrueuse, etc.). Marina Schmitt, traductrice à la retraite et membre de la Mount Tolmie Community Association, a présenté aux étudiant·es une histoire orale du quartier et du parc lors d’une de nos enquêtes. Après ces terrains, les étudiant·es ont réalisé un projet majeur qu’iels ont d’abord présenté lors d’une soirée de performances tenue en décembre 2023 à la Maison de la francophonie, dans le centre historique de Victoria, et qu’iels ont retravaillé pour publication dans les pages virtuelles du Crachoir de Flaubert. Ce sont quelques-uns de ces textes que vous avez l’occasion de lire dans ce dossier.
Comme un projet de cette envergure ne peut pas être réalisé en solitaire, je souhaite exprimer ma gratitude pour les différents partenaires qui ont fait de notre atelier un véritable succès. Je tiens d’abord à remercier la Société francophone de Victoria de nous avoir généreusement accueilli·es pour la soirée de performances littéraires ; la Maison de la francophonie promet d’être un centre névralgique d’importance pour les francophones et francophiles de la région de Victoria et je suis ravi du partenariat que nous avons établi pour cette première « Zone à raconter ». Un merci tout spécial doit être adressé au professeur Michael Elliott, du Département de théâtre de UVic, qui a accepté de coacher les étudiant·es en prévision de la soirée, ainsi qu’à Marina Schmitt, pour sa grande générosité lors de notre enquête de terrain. Je tiens également à remercier les peuples Lək̓ʷəŋən et W̱SÁNEĆ, gardiens du territoire depuis des temps immémoriaux, grâce à qui nous avons la chance d’exister sur un terrain aussi magnifique et transformateur que le sud de l’île de Vancouver. Je le signale avec l’humilité du colonisateur qui n’y a pas été invité. La trajectoire migratoire qui m’a conduit à l’Ouest est malheureusement commune et banale ; j’ai donc la responsabilité de remettre en question cette banalité, et d’entendre et de comprendre l’impact de ma présence sur ce territoire. Je souhaite bien entendu remercier du fond du cœur les étudiant·es qui ont choisi de s’investir corps et âme dans ce projet et dont les textes stimulants et émouvants informent sans contredit mes réflexions et mon travail d’écrivain. Merci de m’avoir fait confiance et d’avoir été si généreux et généreuses dans vos textes et au quotidien ! Finalement, je remercie l’équipe de la revue Le Crachoir de Flaubert de maintenir cette plateforme pédagogique et littéraire privilégiée permettant aux étudiant·es d’acquérir une expérience professionnelle de publication de leurs travaux.
L’écrasante majorité des participant·es à l’atelier ont choisi d’apprendre le français, dans un contexte où il s’agit d’une langue officielle en situation minoritaire. J’ai la forte conviction que la langue française appartient à celles et ceux qui choisissent d’en faire l’usage, et il est important pour moi que les étudiant·es qui font le choix du français sentent qu’iels appartiennent à une communauté diversifiée, hétérogène, ouverte et bienveillante, et qu’iels ont complètement et absolument le droit d’aspirer à la pratique de la création littéraire en français ou, plus simplement, d’en faire l’expérience dans le cadre de leurs études. Le Crachoir de Flaubert le confirme d’ailleurs par son ouverture et par la publication des textes qui suivent.