J’ai rencontré Mathieu pour la première fois à l’occasion d’une causerie littéraire dans le cadre des Correspondances d’Eastman. Trop intimidée pour lui parler lors de cet événement, j’ai aujourd’hui la chance de m’entretenir avec lui.
Est-ce que vos idées, vos mots, sont le fruit d’un long processus d’écriture ou c’est quelque chose qui vient de manière spontanée ?
Je pense en écrivant et je lis en même temps que j’écris. Par exemple, en lisant Charles Taylor, Les sources du moi, j’ai écrit Bienvenue au pays de la vie ordinaire. Quand j’ai travaillé sur mon deuxième livre, L’empire invisible, j’étais très influencé par les Conversations avec Kafka de Gustav Janouch. Pour Ce qui meurt en nous, j’étais plus près de l’expérience vécue. Mais pour revenir à votre question, je pense que ma pensée se développe par l’écriture. La pensée nourrit l’écriture, et l’écriture nourrit la pensée. L’idée de savoir d’avance ce que je vais écrire m’enlève l’envie d’écrire. Je préfère que ça devienne une espèce d’aventure, qui vient avec l’incertitude.
C’est une aventure et vous ne savez pas où cette aventure va vous mener. Est-ce que cela fait en sorte que vous devez faire beaucoup de réécriture, de corrections ?
Je ne sais pas combien de dizaines de fois je réécris, je revois, j’ajuste. C’est ma maladie. Une obsession pour le rythme, la sonorité de la phrase, mais aussi je travaille très fort à arrimer, à polir pour que les lecteurs et les lectrices ne fassent pas d’effort. C’est l’objectif. Mes éditeurs, ça les exaspère, et ils me disent : faut que tu lâches prise.
Dans votre livre Bienvenue au pays de la vie ordinaire, vous dites: « Je ne peux accepter l’idée que ma vie, que notre vie se contente de l’ordinaire, qu’elle se borne au cycle de la production, de la reproduction et de la consommation […] Je ne peux renoncer à un supplément de sens, de valeur ». Croyez-vous que la littérature, notamment l’essai littéraire, puisse apporter ce supplément ?
Je pense qu’elle le cherche ardemment et qu’elle le trouve, parfois, peut-être par accident ou par surprise. Parfois, il faut se détourner de cette quête, ne pas nécessairement l’aborder de manière frontale. Il arrive que le supplément de sens surgisse par hasard. C’est une des raisons pour lesquelles la littérature demeure encore aujourd’hui si importante. Autrement dit, je pense qu’on ne peut pas aimer la littérature s’il n’y a pas en nous une forme d’idéalisme, c’est-à-dire une exigence qui nous anime et qui nous pousse à attendre plus de la vie. Attendre plus du monde dans lequel on se trouve. Attendre plus de soi-même. Surtout dans un contexte où la littérature n’est pas nécessairement essentielle à la survie. Pour moi, la vie ordinaire, c’est la vie dans sa plus simple expression, dans sa plus stricte banalité, dans sa quotidienneté. C’est une vie qui est de l’ordre de la survie. On peut très bien vivre sans chercher ce supplément, sans chercher une autre forme de plénitude ou de sens.
Dans votre livre, vous dites, au sujet de la société québécoise, « l’appel de l’idéal […] a été remplacé par la tyrannie des vraies affaires ». Avez-vous déjà pensé à faire de la politique ? (Rires)
Dans mes écrits, il y a une dimension politique qui transcende les questions partisanes. Au Québec, ce qui domine, c’est ce que j’appelle la pensée terminus. Nous sommes arrivés. Nous avons fait le travail qui devait être fait. Maintenant, nous pouvons nous célébrer, nous réjouir de ce que nous sommes; il n’est plus question d’espérer mieux, de rêver mieux pour utiliser la formule d’une des chansons de Daniel Bélanger. Peut-être que c’est normal dans l’histoire d’une société, qu’après avoir fait des grandes réalisations, il y ait un moment de consolidation. Mais la particularité de notre époque, c’est qu’on a de la difficulté à comprendre que, même quand nous décidons de ne pas changer le monde, le monde change pareil et que, peut-être, il change sans nous.
Est-ce que vos propos ont pu entraîner chez certaines personnes, même chez vos proches, du rejet ou de l’incompréhension ?
La culture québécoise souffre d’un déficit d’idéalisme et de transcendance. Elle n’est pas la seule. Le monde actuellement va dans ce sens-là. Est-ce que ça été mal reçu? Oui, par certains. D’ailleurs, le premier éditeur à qui j’ai présenté le livre n’en voulait pas. On me conseillait de changer d’hypothèse, et je me disais, peut-être que ça dérange de dire que le Québec est le pays de la vie ordinaire. Par ailleurs, il ne s’agit pas de la mépriser, de la bannir, de faire semblant que nous passons nos vies dans l’extraordinaire. L’ordinaire fait partie de l’existence et occupe même la majeure partie de nos journées. On peut cultiver des idéaux à travers notre famille, notre travail, mais je voulais montrer qu’on pourrait espérer plus. Dans mon troisième livre, Ce qui meurt en nous, je me suis demandé si la mort était devenue, dans notre société, l’équivalent d’un tabou ?
Que voulez-vous dire ?
L’expérience de la mort est de plus en plus rare. Il y a un siècle, les individus acceptaient d’emblée une sorte d’hypothèque sur chaque vie. Parmi tous les enfants que j’aurai, je vais en perdre. Rien ne m’assure que je ne deviendrai pas veuf, veuve. On est mal à l’aise avec la mort, avec la souffrance, avec le vieillissement, avec le ralentissement que le vieillissement apporte. Entre autres parce que nous vivons dans une société où la productivité, la vitesse de réaction, le rendement, tout nous pousse à aller vite, à mépriser, à craindre tout ce qui pourrait nous mener du côté de l’improductivité. La vieillesse et la maladie sont, du point de vue capitaliste, contre-productives. Dans toute époque, il y a des gains et des pertes par rapport à la précédente. Auparavant, c’était la sexualité qui était gênante. On parlait de la chose, on faisait des petites allusions un peu grivoises, et on riait. À mesure que la sexualité sortait de l’espace du tabou, c’est la mort qui y entrait. Pour compenser cette difficulté à parler de la mort, il faut réintroduire la mort dans la vie. Ça ne peut que passer par un discours qui accepte, reconnaît et même célèbre les limites. Parce la mort, c’est l’ultime limite. Accepter ses limites, c’est aussi mourir un peu mais, paradoxalement, peut-être commencer à vivre vraiment. Vivre dans l’idée qu’il n’y a pas de limite, qu’on peut tout faire, tout avoir d’une certaine façon. On ne vit pas vraiment, on est toujours dans une espèce de tension, d’insatisfaction et de refus de ce qui est. Réintroduire la mort dans la vie, c’est d’abord réintroduire la notion même de limite. En la réintroduisant vient un apaisement et une possibilité de sortir de ce train-train de fou.
Votre travail dans le domaine vous amène à entretenir des relations avec des auteurs et des autrices qui présentent des manuscrits. Comment cela se passe-t-il ?
J’ai appris à créer une relation de confiance avec les auteurs et les autrices. C’est un travail délicat, entrer dans l’écriture de quelqu’un d’autre. Certains réagissent moins bien (question d’égo, d’image) et sont plus facilement heurtés. Les bons auteurs ne craignent jamais les commentaires, parce qu’ils savent que tout peut être amélioré. C’est un métier que j’aime beaucoup, qui me nourrit parce que j’aime être en contact avec la pensée des autres, mais c’est un métier un peu ingrat. On ne devient pas riche.
Comment se passe la promotion d’un livre comme auteur, comme éditeur ?
Comme auteur, il faut déployer beaucoup d’énergie pour se faire connaître. Les éditeurs ont des attachés de presse qui font les premières approches avec des médias, des journalistes. Les réseaux sociaux sont devenus pratiquement incontournables. C’est beaucoup là qu’on peut faire sa propre promotion, ses relations de presse. Cela a un côté un peu mercantile, narcissique, je ne peux pas dire que j’aime toujours ça. Il ne faut pas s’attendre à autant de travail de la part des éditeurs. Certains sont meilleurs que d’autres. Certains sont plus jeunes et ont des liens directs avec des journalistes.
Quel est l’impact de gagner un prix pour un auteur, pour un éditeur ?
Comme auteur, c’est vraiment un encouragement précieux. Dans les années 2014-2016, j’ai gagné des prix à la SODEP pour le meilleur essai. C’est ce qui m’a amené à écrire des livres, en recevant une reconnaissance de mes pairs. Dans le domaine de l’essai, il faut avoir vécu pour écrire de l’essai, avoir accumulé un certain bagage. L’essai est plutôt dans l’expérience. Est-ce que les prix font vendre des livres ? Pas vraiment. C’est d’abord un encouragement pour l’auteur et l’éditeur.
Quel conseil donnerez-vous à quelqu’un qui souhaite être publié ?
De faire ses gammes, d’écrire des petits textes (articles, essais, nouvelles), de les envoyer et de les faire publier. De s’habituer à être lu par d’autres, d’entendre leurs commentaires, pour apprendre à vivre avec le fait que ce que l’on croit clair ne l’est pas toujours, ce qu’on pense génial ne l’est pas nécessairement et, parfois, ce qu’on pense moins bon l’est peut-être. Être publié dans les revues donne une crédibilité, permet d’être connu. Parfois, c’est le chemin. Par exemple, des auteurs qui publient en revues et que j’aime, je leur propose d’écrire un livre. Parfois, il faut tomber au bon moment. Depuis la pandémie, il y a une recrudescence, une montée assez spectaculaire du nombre de manuscrits envoyés aux éditeurs. Les éditeurs se sont retrouvés débordés. C’est très rare chez Leméac qu’on reçoit un manuscrit non sollicité et qu’on le publie. Ça prend quelqu’un qui joue le rôle d’intermédiaire, qui a jeté un regard sur le travail, qui a mis sa patte dessus, qui sent une capacité à travailler pour le rendre meilleur.
En terminant, j’aimerais avoir votre opinion sur la littérature québécoise actuelle, particulièrement sur les essais littéraires. Que pensez-vous de ce qui est publié ? Est-ce qu’on assiste à un essor soudain ?
Je pense qu’on assiste à une sorte d’âge d’or de la littérature québécoise. On pourrait appeler ça un second âge d’or. Le premier âge d’or, c’est les années soixante, avec cette vague d’écrivains québécois publiés en France : Marie-Claire Blais, Jacques Godbout, Anne Hébert, etc. Présentement, beaucoup d’auteurs québécois ont du succès, notamment en France : Dominique Fortier, Andrée Wilhelmy, Kevin Lambert, Éric Chacour. Paradoxalement, jamais on n’a eu aussi peu d’espace médiatique pour la littérature. C’est une de mes grandes déceptions. J’ai l’impression qu’on ne va pas du tout dans la bonne direction. C’est le signe qu’en dépit de l’ébullition littéraire, on est dans le pays de la vie ordinaire plus que jamais. Ce sont des réflexes de pauvres. C’est comme si on disait : nous n’avons pas les moyens de faire ça au Québec, c’est encore une société pas assez cultivée, pas assez intelligente pour s’intéresser à la littérature. Pour ce qui est de l’essai, il n’y a jamais eu autant d’essayistes et de gens qui se réclament de l’essai. Ça reste un genre mal compris qui passe un peu sous le radar si on le compare au roman. J’accepte d’emblée que l’essai, par rapport au roman, est en position minoritaire, comme d’ailleurs la poésie. Même pour les prix littéraires, on confond encore parfois l’essai avec l’étude, ou la thèse de doctorat. L’essai, c’est une tentative sans garantie de résultat, une aventure. C’est contraire à l’étude où l’on sait qu’on va trouver quelque chose, parce qu’en fait, on l’a déjà trouvée. Malgré tout, c’est devenu un peu plus facile qu’avant de faire parler d’essai.
Les propos ont été remaniés par souci de concision.
7 novembre 2023