Les textes qui suivent sont tirés du recueil de poèmes en prose de Lorna Crozier, God of Shadows (2018), et sont traduits par Jean-Marcel Morlat.
Dieu de l’ARITHMÉTIQUE
Les enfants ne savent plus qui est ce dieu. D’abord, il utilise de la craie comme si le temps fait tout, sauf effacer. Dans les écoles de campagne abandonnées, il forme des tours de chiffres au tableau noir. Il n’y a pas d’élèves pour les additionner ou crier les réponses, bien que ses poches regorgent d’étoiles à distribuer. Ses fidèles, en danger d’extinction, récitent les tables comme des Je vous salue Marie entre les dents pour prouver qu’ils ont encore toute leur tête. Peu importe ce qu’ils ont perdu — le mot « géranium », la date de naissance de leurs enfants —, ils peuvent faire leurs calculs. Il voulait que son seul commandement soit inclus sur la table que Moïse avait descendue de la montagne, mais les autres, voulant de l’espace en échange, pensaient qu’il ne s’agissait que d’arithmétique et l’avaient laissée de côté. Cela aurait changé le monde. Cela nous aurait rendus plus aimables. Tu la porteras, récite-t-il devant les petits pupitres dans les salles de classe vides, tu la porteras.
Dieu de la MATIÈRE
Elle résiste aux abstractions. Vous les lui lancez au visage, justice, équilibre, honte, et elle vous les renvoie d’un coup de batte. Les mots avenant ou repoussant lui importent peu, essayez-les donc. Elle fourre son bâton dans n’importe quelle matière, dans tout ce qui compte, et elle vous remue l’ensemble. Puis elle pose la question la plus importante : faut-il ajouter davantage de sel ? Lorsqu’elle voit le mot souci sur une page, elle l’efface pour écrire orteil à la place. Elle écrit museau par-dessus âme, pomme de pin par-dessus ego, mille grains de sable par-dessus doute. Pas étonnant qu’elle soit celle pour qui vous allumez une bougie dans la cabane à outils, dans le grenier plein à craquer. Après mille suppliques et de généreux dons de votre part aux pauvres, elle vous laisse écrire espoir, bien que pour l’atténuer vous deviez réciter à voix basse l’une des phrases suivantes : a. la pellicule de peinture sous le couvercle du pot ; b. le bréchet séchant sur le rebord de la fenêtre ; c. la ligne qu’une musaraigne dessine dans la poussière à l’aide de son nez pointu.
Dieu de l’AU REVOIR
Ce mot simple que dieu vous a donné se définit par sa bonté. Les phalènes viennent sur votre porche pour vous saupoudrer avec des au revoir ; un scarabée noir chemine lentement sur du gravier vers quelque chose de nouveau. Vous vous agenouillez et lui caressez le dos, doucement, pour qu’il ne s’arrête pas. Chaque pluie dit adieu au ciel, la neige tombe comme une centaine de mouchoirs. Lorsque les corbeaux ont quitté l’arche, personne ne savait qu’ils n’avaient nulle intention de revenir. La fumée ne redevient jamais bois. La fille violée dit adieu à son corps. Elle n’est guère plus que le clapotis d’un chat lappant de l’eau, bien que le chat dont elle se souvient soit enterré sous les pivoines arbustives blanches dans le jardin. Le coureur de fond dont les poumons sont recouverts de nuages orageux sert la main de la ville avant que ses jambes ne le propulsent au-delà de la ligne d’arrivée. Même les villes dépourvues de trains sont dotées de gares qui voient partir les morts.
Dieu des CHIENS
Elle pensait qu’elle allait être le Dieu des Dieux. C’est une vieille blague et elle s’en lasse. Son troupeau aptère, cependant, l’enchante. Leur exubérance est comme une fontaine fatiguée rejetant soudainement de l’eau bruyante et tous les enfants du village sautent dedans avec leurs pieds sales. Elle sera toujours la plus jeune des immortels — les Homo sapiens n’ont rien compris : ne multipliez pas l’âge d’un cabot par sept, divisez le vôtre. Quelque part, pendant que vous faites le calcul, un chien de montagne est en train de creuser dans un banc de neige en produisant un cri froid et étouffé, un chien d’eau tient la tête d’un enfant au-dessus des vagues, un clébard est accroché au bras d’un voyou qui a essayé de frapper son maître. Emily Dickinson a écrit dans une lettre : « J’espère que vous aimez aussi les chiens. C’est économique. Cela vous évite d’aller au paradis. » En fait, elle a dit : « J’espère que vous aimez également les oiseaux », mais ça aurait pu être des chiens, si elle avait été moins craintive, moins confinée chez elle, vous n’êtes pas d’accord ?
Dieu du FEU
Sans genre, sans visage, il lui manque un nom idoine. Le plus extatique, le plus évangélique, il convertit les habitants des taudis en carton et des châteaux, les banques et les boucheries, chaque citoyen — humain, quadrupède, palmé et ailé — baptisé par les flammes. Des phalènes encostumés tels des Mormons transportent des braises de dévotion du perron jusqu’au feu, des abords de la ville jusqu’aux arbres et à l’herbe. Le dieu du feu bondit, roule, cogne. Rien ne franchit une rivière d’un bond avec autant d’agilité et de rapidité. Seule la neige purifie aussi radicalement, aussi loin. Le mercredi des Cendres, de la cendre tous les autres jours aussi. De scrupuleux érudits, la bouche et le nez masqués, passent les charbons ardents au crible, utilisent de la suie mélangée à du crachat en guise d’encre. C’est la faculté de la Dévastation qui les envoie. Vous entrevoyez leur écriture sur des rouleaux de flamme s’enroulant et se déroulant dans le vent infernal.
Dieu de la LENTEUR
Les pénitents se dirigent à genoux vers le plus haut des sanctuaires, les rotules aussi élimées que des hosties. Il faut plus d’une génération pour atteindre le sommet. Les enfants prennent la suite de leurs parents. Ce qu’ils cherchent, c’est une réponse. Dans leur cas, lent veut-il dire sombre, épais ?
Les arbres nains sur la crête dirigent un vent faible. Comment ralentit-on le temps ?, s’interrogent les quêteurs. Imperceptible aux instruments de mesure, en direction de la vallée là où les gens s’affairent, la montagne déplace ses cuisses de granite.
Ceci, après tout, n’est pas le dieu de l’immobilité.
Dieu des CHATS
Tout comme les oiseaux (aucun n’apprécie la comparaison), ils n’ont nul besoin de dieu. Ils apportent la lumière de leur grâce dans les allées les plus sombres, les temps les plus obscurs. Ils prennent la direction des airs, des arbres, de la plus haute commode de la maison, et vous contemplent avec le regard d’une terrible déité. Contrairement aux chiens, ils n’essaient pas d’apporter leur aide, c’est-à-dire avec les menues choses, les tâches répétitives. Les sirènes ne les mettent pas dans tous leurs états. Ils peuvent surprendre l’âme quand celle-ci se détache du corps, et si vous n’êtes pas prêt, ils la ramènent ou en laissent juste assez près de votre lit — une plume, une queue maigre, une aile transparente — pour qu’elle se régénère, puis se glisse à l’intérieur de votre cage thoracique.
Dieu des CLICHÉS
Il a pris le contrôle des salons de tatouage. Dessine des valentins au-dessus du cœur, des papillons sur l’os de la cheville. Écrit MÈRE en enjolivures sur le dos las du planteur d’arbres, AMOUR avec des roses en travers du biceps de l’homme d’affaires. En une semaine, il grave un million de larmes. Même lui se fatigue. Des serpents suivent les veines et JESUS NOTRE SAUVEUR. Il aimerait couvrir la plus pâle des chairs de pied en cap à l’aide de mille piqûres de neige. Il faudrait aussi se rapprocher de très près pour les voir et ressentir le froid.
Dieu des CHEVAUX 1
Aime particulièrement les mettre dans un champ le soir, tandis que la neige tombe, et vous ne savez pas qu’ils sont là. Au moment de s’arrêter sur ses skis, vous entendez une grande expiration, et quand vous levez les yeux, un cheval vous fixe —vous voit d’une manière si claire que les étoiles bredouillent. Quelque chose de plus haut que le cheval — est-ce un fantôme enveloppé de neige, est-ce un pâle cavalier ? — se penche vers vous. Froid est le mot devenu chair, et loin de tout réconfort, vous ressentez son emprise autour de votre poitrine. Étrangement, vous n’êtes pas effrayé, mais vous ne pouvez pas pousser de cri ou vous éloigner.
Dieu des CHOUETTES
Vous voulez qu’il y ait un dieu séparé pour les chouettes : la rayée, la chevêche, la petite nyctale, la tachetée, le grand-duc d’Amérique, l’effraie des clochers dont le regard fixe attire le vôtre vers sa large figure dans laquelle vous vous reconnaissez, pâle et troublant. Vous voulez que ce dieu protège les chouettes du mal afin que la nuit soit richement emplumée. Leurs ailes en vol rament à travers les eaux de votre sommeil et vous sentez leur descente et leur montée, le ciel criblé d’yeux. Vous voulez que ce dieu leur apprenne à ne pas rafler un chat dans le ciel ou l’unique poulet d’une famille. Vous voulez que le lent déroulement des voyelles des chouettes se glisse dans vos paroles. Elles ont tant et si peu à dire. Vous voulez que le silence des chouettes appartienne à ce dieu, un silence qui ne signifie pas qu’il n’y a personne, mais une attention raffinée et parfaite, une écoute attentive bien au-dessus de vous et un regard qui vous surplombe constamment.
À propos du traducteur :
Jean-Marcel Morlat est né à Paris et réside dans la région d’Ottawa depuis 2010 après avoir vécu et enseigné dans de nombreux pays (France, Angleterre, États-Unis, Japon, Turquie, Tanzanie et Émirats arabes unis). Deux de ses traductions ont été publiées par L’Harmattan, soit Parenté : l’Odyssée d’une famille en Afrique et en Amérique de Philippe Wamba (2016) et un recueil de nouvelles australiennes de Henry Lawson intitulé Nouvelles du bush (2021). Il a aussi traduit des nouvelles et des poèmes d’auteurs anglophones (États-Unis, Angleterre, Australie et Canada) parus dans Le Sabord, X Y Z : la revue de la nouvelle, Traversées, L’Ampoule, Phoenix, Rue Saint Ambroise et Europe.