Chacun a son opinion sur la moquette. Certains la détestent, trouvant ça kitsch à mort (et pas dans le bon sens du terme), d’autres aiment bien la sensation du tissu sous leurs pieds le matin. Il s’avère qu’il est plus agréable de poser ses pattes sur une moquette chaude et moelleuse que sur un plancher de bois froid et dur. Au Québec, ça devient particulièrement vrai en hiver. Par contre, la moquette comporte un immense inconvénient pour les personnes de nature gaffeuse. Si un liquide est renversé dessus, il y a de fortes chances que l’espèce de motif informe qui va naître de cette union entre liquide et tissu raconte à jamais l’histoire de la maladresse du propriétaire. Chacun de ces spots trop visibles a sa propre histoire, généralement sans intérêt. Mais à l’occasion, le récit se cachant derrière l’une de ces taches peut s’avérer intriguant. Je dirais même que, parfois, il peut se révéler inquiétant. C’est le cas de l’histoire de la tache dont je vais vous parler aujourd’hui : un genre de cercle, anciennement rouge vin, maintenant à peine visible, au pied de l’escalier d’un vieil hôtel.
L’histoire du motif sur la moquette du vieil hôtel débute avec Éloïse, une étudiante nerveuse et insécure qui se cherche une job d’été pour payer sa prochaine année de scolarité. Après une quinzaine de CV envoyés, elle obtient un poste de réceptionniste dans un hôtel. Elle commence à travailler le lendemain de son dernier examen. Au bout de quelques quarts de travail, la jeune femme devient familière avec les règles et le logiciel de l’hôtel au point de pouvoir se débrouiller toute seule. Malgré quelques carences en ce qui concerne la gestion du stress et les interactions sociales, son assiduité au travail et son zèle lui valent rapidement des compliments de la part de ses collègues. Éloïse ne sait pas si elle peut croire en ces compliments : la jeune réceptionniste a toujours l’impression de ne pas assez bien faire son travail et elle a du mal à soutenir le regard des clients de l’hôtel, dans lesquels elle a constamment l’impression de voir miroiter le jugement et la condescendance. Devant ses supérieurs comme devant les clients, Éloïse se sent comme une petite fille qui a mal agi, même s’ils n’ont jamais rien dit pour qu’elle se sente ainsi.
Pour bien couronner le tout, elle a souvent à gérer les plaintes de clients concernant divers problèmes techniques qui ne cessent d’émerger. Un jour, quelqu’un se plaint de la machine à café qui ne fonctionne plus. Le lendemain, c’est une autre chambre qui appelle, car la télé vient de planter. Le surlendemain, c’est la machine à glace qui est due pour être réparée. Après, c’est encore une autre machine à café. La machine à glace. Les lumières. Encore la machine à glace. La télé. La machine à café. Encore quelque chose qui se brise. Encore une autre affaire qui fonctionne mal. Au début, elle se dit : « C’est normal! C’t’une vieille bâtisse! » Mais à la longue, elle commence à se demander s’il est réellement naturel qu’il y ait autant de problèmes…
Un jour, elle apprend qu’une histoire de fantôme circule autour de l’hôtel. Selon les dires de certains membres du personnel, l’hôtel serait hanté par une femme morte en tombant dans les escaliers, il y a de cela bien longtemps. Au départ, la jeune réceptionniste, ne croyant pas à l’existence de fantômes, classe cette histoire comme fausse (et un peu bidon, de surcroît). Mais là, après on-ne-sait-plus-combien de plaintes liées à des problèmes techniques, elle commence à se demander s’il n’y aurait pas un fond de vérité derrière tout ça…
Un soir, alors qu’elle fait un shift de nuit, Éloïse reçoit un appel d’une des chambres du premier étage, dont les occupants commencent à se plaindre de bruits en provenance du rez-de-chaussée. Afin de savoir quelle peut bien être la pièce à l’origine de tout ce tapage, elle consulte le plan de l’hôtel. Et là, l’incompréhension. Elle demande à la femme au bout de la ligne de répéter son numéro avant revérifier le plan du bâtiment. Il n’y a bel et bien qu’un vide sanitaire sous cette chambre. Embêtée, Éloïse tente d’expliquer à la cliente qu’il n’y a aucune chambre en dessous de la sienne. Cette dernière ne la croit pas et se met à lui crier dessus. Éloïse tente de la calmer, de lui exprimer son incompréhension, mais son interlocutrice ne veut rien entendre, la traitant de menteuse et d’incompétente. La réceptionniste tente de la raisonner, mais ses cris l’empêchent de réfléchir, de penser à un moyen de calmer la cliente. Cette impasse continue pendant un trop long moment, au bout duquel la jeune fille, épuisée et terrorisée, abandonne le combiné pour aller se cacher dans la buanderie, où elle s’affaisse au mur, les cris et les reproches de la femme semblant résonner à travers la porte.
Le monde n’existe plus autour d’elle. Plus rien n’existe en dehors de ses angoisses, de son travail mal fait et de ces milliers de regards qu’elle ne voit pas, mais qui, Éloïse en est sûre, l’observent et la jugent. Ces milliers de regards qui observent chacun de ses faits et gestes. Ces milliers de regards dont elle sent le reproche. Qu’elle n’ose pas regarder. Parmi eux, la cliente du deuxième, dont le jugement et la désapprobation font trembler les murs de l’hôtel. À ses côtés, la femme tombée dans les escaliers, qui, elle en est certaine, observe et juge chacun de ses faits et gestes. La jeune réceptionniste ne peut plus les soutenir. Elle se laisse glisser sur le sol, ne pouvant plus supporter son propre poids, ferme les yeux, attendant que ça passe. Incapable de parler. Incapable de bouger. Elle n’entend plus les cris dans le combiné. Seulement le silence. La noirceur de ses paupières. Le néant.
Les jours et les semaines qui suivent, Éloïse tente d’oublier cet incident. Craignant qu’on lui reproche son manque de sang-froid, elle n’en glisse un mot à personne. Des semaines s’écoulent sans qu’il ne se passe rien. Un après-midi, en prenant l’ascenseur pour se rendre au deuxième, elle tombe nez-à-nez avec un fauteuil. Un fauteuil. Le même qui est supposé se trouver au bout du couloir. La jeune femme commence vraiment à se demander : « Mais qu’est-ce qui se passe ici? » Éloïse sent sa poitrine se serrer. Elle suffoque et ne peut plus bouger. Plusieurs minutes passent ainsi, sans que ses yeux ne puissent se détourner du siège rouge en face d’elle. Une fois la panique passée, la réceptionniste essaie de rationaliser ce qu’elle a vu, se disant que c’est peut-être la femme de ménage qui lui fait une blague. Mais elle vient de l’apercevoir il n’y a même pas une minute, en train de préparer une chambre au rez-de-chaussée. Même si elle avait couru dans les escaliers, elle n’aurait pas eu le temps de déplacer le fauteuil avant que l’ascenseur n’atteigne le deuxième étage. Et Éloïse a fait une inspection au deuxième, seulement quelques minutes plus tôt. S’il avait été déplacé à ce moment-là, elle l’aurait remarqué! Elle parle de l’incident à sa collègue, qui n’a pas l’air d’en savoir plus qu’elle sur ce qui se passe. Secouée, la jeune femme se contente de remettre le fauteuil à sa place et de poursuivre son long quart de travail, qui semble ne jamais finir. Qui semble vouloir LA finir. Sa poitrine s’écrase sous le poids de 2 000 globes blancs, sales, qui la regardent sans jamais broncher. Sans jamais sourciller. Sans jamais cligner. Mille regards qui observent et jugent ses moindres faits et gestes. Mille regards qu’elle ne peut pas, qu’elle n’ose pas voir, qui la désapprouvent à chaque parole, chaque geste…
Le téléphone sonne. Éloïse sursaute. Elle répond. Une cliente du deuxième (c’est maintenant le soir et les clients ont fait leurs check-in) veut qu’on lui apporte un verre de vin dans sa chambre. La réceptionniste descend au bar chercher la commande avant de monter au deuxième, le verre en main. Mais soudain, elle entend…
« Excuse me, miss? »
Surprise, elle sursaute, trébuche et tombe dans les escaliers. Durant sa chute, elle lâche le verre qu’elle tenait de sa main gauche. Du liquide rouge se répand sur la moquette de l’hôtel, s’y logeant de manière permanente.