Ils me tueront si je parle. Ils le feront sous les yeux de mes enfants, me traîneront poings liés dans la rue en me ruant de coups de pied. Tout le monde saura ce qui s’est passé. Encore un autre imbécile qui a trop parlé et qu’on emporte. On chuchotera dans les arrière-boutiques : « Le boulanger s’est fait choper, il a voulu faire le fin finaud, il a affronté les gardes et regarde ce qui lui est arrivé, regarde ce qui arrive à ceux qui se croient supérieurs au régime… » Les femmes feront des signes de croix, les hommes continueront de mastiquer sans parler et les enfants demanderont : « Pourquoi? » Ils me laisseront croupir en prison quelque temps, m’affameront, me feront regretter, puis me tueront. À ce qu’il paraît, c’est ainsi que ça se produit. Si je dis ce que le peuple tout entier pense tout bas, si j’ose me dresser comme un être humain devrait pouvoir le faire, ils me feront crouler, menaceront de s’en prendre à ma famille, à mes amis, me feront plier, me forceront à nier, j’aurai fait tout ça pour rien. Je n’ai pas de problème avec l’humiliation. Pas de problème avec la faim ni le froid. Je saurai endurer ces choses-là. Qu’ils m’insultent, me battent, je m’y suis préparé. Mais qu’ils touchent à un cheveu de mes enfants ou de ma femme, qu’ils franchissent le seuil de ma maison, et je perdrai la raison. Ils le savent. C’est pourquoi ils le font. Un peuple entier forcé de regarder en silence ses hommes, ses frères, ses fils, et même ses sœurs, ses mères, ses filles, partir au combat pour tuer d’autres innocents. Un peuple entier tremblant d’effroi sans pouvoir protester. Ça retourne l’estomac. Comment garder la foi devant un tel spectacle? Et pourtant il le faut. C’est la seule façon de continuer à vivre. Prier que toute cette violence s’arrête. Que nos frères, nos sœurs reviennent. Que les autres, ces innocents comme nous, trouvent un abri, quelque chose à manger. Prier que le soleil brille à nouveau dans le ciel, que les enfants courent et jouent dans la rue, que la vie reprenne. Ils me tueront si je dis tout cela à haute voix, si je m’oppose à la volonté du régime. Peut-être que je ne parlerai pas. Peut-être que j’aurai trop peur le moment venu et me tairai pour assurer la sécurité de mes enfants et de ma femme. Ou peut-être que je me dresserai bien droit, comme un être humain devrait pouvoir le faire. Peut-être que je serai rué de coups de pied sous le regard de mes voisins. Peut-être qu’on murmurera dans les arrière-boutiques, une fois que j’aurai disparu : « Le boulanger avait du cœur au ventre… » Peut-être que demain la guerre aura cessé. Les soldats et les soldates reviendront au bercail, l’œil marqué par les horreurs engendrées et subies, et alors quoi? Quelle saveur aura la liberté, après tout ce sang versé? Et pourtant il le faut. Il faut croire que tout cela ne sera pas vain.
Par Sara Lazzaroni|2023-01-31T10:49:48-05:007 février, 2023|Dossier PEN international, Dossiers thématiques, Essai, Nouvelles, Textes de creation|
À propos de l'auteur: Sara Lazzaroni
Sara Lazzaroni est l’auteure de Patchouli (2014), Veiller la braise (2015), Okanagan (2016) et Plus grande que les maisons (2020). Elle a aussi collaboré au recueil Travaux manuels (2016). Ses œuvres sont légèrement teintées d’elle-même, mais surtout de plein d’autres choses, notamment de ses études en anthropologie, en philosophie et en création.