Roxanne Bouchard est une écrivaine québécoise, dont les romans sont teintés d’un style d’écriture bien à elle et d’un humour qui lui ressemble. Qu’elle écrive une pièce de théâtre, une nouvelle burlesque ou une enquête policière, sa personnalité s’entrelace parmi les mots et les personnages qu’elle crée. Le temps d’une rencontre, elle me parle de son métier, de sa passion et offre de précieux conseils à tout auteur en herbe.
Isaline : Comment percevez-vous la relation entre l’écrivain et ses personnages ?
Roxanne : Aïe aïe aïe ! Tu sais, il y en a qui disent que leur personnage leur parle, moi je ne suis vraiment pas de cette école-là. D’ailleurs, dans Face à Face, je pense que je fais une blague là-dessus. Pour toute la série Moralès, ou même pour mon travail avec le militaire (Whisky et Paraboles, Typo, 2005), c’est à partir des gens que je rencontre que je crée mes personnages. Par exemple, dans Nous étions le sel de la mer, le personnage de Cyrille est un croisement entre deux hommes : Cyrille, un pêcheur qui a vraiment des difficultés respiratoires, et un autre homme qui s’appelait Jack. J’en parle au passé parce qu’il est décédé, il avait un cancer des poumons. Quand je l’ai rencontré, il avait déjà le cancer, il allait mourir, et il m’a dit qu’un des regrets qu’il avait, c’était de ne pas avoir aimé une femme toute sa vie. De ne pas avoir planté des bleuets, parce qu’il disait : « Quand tu plantes des bleuets, la première année tu places la terre, la deuxième tu mets les plans et c’est la troisième année que tu récoltes ». Donc de ne pas s’être inscrit dans une durée. En croisant ces deux hommes-là, ça a donné Cyrille qui a des difficultés respiratoires parce qu’il a un cancer du poumon, qui rêve d’aimer une femme qui fait de la voile toute sa vie et de s’inscrire avec elle dans la durée.
I : Donc, vous vous inspirez de personnages réels…
R : Oui, beaucoup. Parfois, c’est juste une caractéristique d’une personne réelle, et ensuite je rebâtis tout, comme pour le personnage d’O’Neil Poirier. Il n’a jamais aidé une femme à accoucher sur un bateau, mais j’aime bien son énergie, sa force, sa fougue et c’est ce que j’ai repris de lui pour créer mon personnage. Alors que Joaquin Moralès, lui, est inventé à partir de différents hommes en fin de quarantaine avec qui j’ai discuté. Mais toute l’identité mexicaine est inventée.
I : Vous dites que vous n’êtes pas de l’école de ceux qui disent que leurs personnages leur parlent, mais quand vous écrivez, avez-vous quand même des surprises ? Est-ce que le résultat final est celui attendu au début ?
R : Oui, on a des surprises, parce que quand on commence à écrire, des fois on se dit « Ok, je vais écrire une scène qui va faire deux pages ». Dans le mouvement, on commence à écrire, finalement on décrit un peu plus la mer, « Ah finalement, le dialogue j’y avais pas pensé mais il pourrait aller là… » C’est pour ça que les écrivains, on dit que nos personnages nous parlent, parce qu’on se laisse parfois emporter par le fil du dialogue… Il y a toujours un moment où je me dis « Oh je suis en train d’écrire ça, c’est vrai que ça serait le fun si mon personnage prenait telle tournure ». Comme là, je suis en train de scénariser Nous étions le sel de la mer, et je me dis « Ah, mettons à l’épisode 3, ça serait le fun si Catherine volait tel objet plutôt que… ». Ce n’est pas que mon personnage m’a parlé, c’est que j’arrive à ce moment-là de l’histoire et je me dis que si mon personnage faisait telle chose, ça pourrait être le fun. Mais comme je suis arrivée à la page 180, il faut que je rectifie mon personnage depuis le début pour que ce soit logique. Donc, ce n’est pas tant le personnage qui me parle que le mouvement de l’écriture. Oui, j’ai des surprises.
I : Des nouvelles idées qui apparaissent…
R : Oui, c’est ça. Mais ça reste que je suis le maitre de l’affaire. Je peux quand même effacer la scène qui ne me plait pas ou les répliques que je trouve inappropriées (rires).
I : Ben oui, c’est vous le boss.
R : Exactement (rires).
I : D’où vous est venue l’envie d’écrire du policier ?
R : Ah, mais moi je n’ai jamais écrit du policier (rires). En fait, quand j’ai écrit Nous étions le sel de la mer, pour moi c’était l’histoire d’une jeune femme, Catherine, qui allait à la rencontre de sa mère, Marie Garant. Quand elle arrive en Gaspésie, elle se fait dire : « Ce n’est pas quelqu’un qui était aimé ici ». Alors elle se tait et elle attend en silence, elle entre dans le rythme des gens de la mer. Quand Marie Garant est retrouvée morte, elle doit découvrir son histoire par elle-même. Mais comme il y a un décès, ça prend une enquête, donc il y a une enquête de police. Comme c’est un roman sur le mensonge, la nostalgie, les vérités émouvantes, je me suis dit « Ben ça serait le fun qu’il y ait une quête de vérité, donc une enquête ».
I : C’est vrai que ça ne rentre pas dans les « codes » habituels des romans policiers. On ne peut clairement pas appeler ça un polar.
R : Non, et d’ailleurs la page couverture n’est pas du tout celle d’un polar, c’est vraiment un truc plus maritime. Pour moi, c’est vraiment plus un roman d’ambiance. L’affaire, c’est que ce roman-là a été racheté par une maison d’édition à Londres qui se spécialise dans le polar littéraire, souvent en traduction. Donc elle a acheté Nous étions le sel de la mer et quand je suis allée au lancement, l’éditrice anglaise m’a dit « Tu sais, moi je n’achète pas un roman, j’achète une série policière. Je veux que tu écrives d’autres romans qui se passent en Gaspésie, dans l’univers de la mer parce que j’aime cet univers-là, qui ressemble d’ailleurs aux romans de la mer du Nord, avec les villages de pêcheurs et un enquêteur qu’on trouve exotique et attachant ». Moi, je n’avais jamais écrit de polar, alors je suis allée en lire. Dans cette année-là, j’ai lu au moins quatre-vingt polars de différents pays pour me familiariser avec le genre et essayer de faire une jonction avec ce que j’avais envie de faire, c’est-à-dire quelque chose qui est littéraire dans la forme, mais qui s’apparente à un roman de genre. Écrire quelque chose qui s’inscrit dans le genre du polar. Alors le deuxième (La mariée de corail), c’est une vraie enquête policière, ça commence avec la mort de quelqu’un, et le troisième, Le murmure des hakapiks, c’est un thriller.
I : Est-ce qu’un roman a vraiment besoin d’être mis dans une case, d’être identifié à tel ou tel genre ? En vous parlant, j’ai l’impression que non…
R : En fait, ça a été ça jusque tout récemment. Ici, au Québec, on a tendance à faire des cases comme ça. D’ailleurs, on le voit aussi dans les prix littéraires : un prix de roman policier, un prix littérature blanche. La réalité, c’est que les maisons d’édition décloisonnent beaucoup les genres. Le polar est assez protéiforme et c’est ce qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse du polar, ce n’est pas de faire du Agatha Christie, elle l’a fait sa recherche et elle a été accomplie sur 195 livres. C’est parfait, mais on peut déroger de ces règles-là.
I : À quoi ressemble votre rythme d’écriture ?
R : Ça dépend. Moi, j’enseigne la littérature au collégial depuis vingt-neuf ans et quand j’ai commencé à écrire, je faisais beaucoup de correspondance. C’était comme un loisir. J’enseignais à temps plein, mais j’écrivais pas mal tous les jours quand même, soit de la correspondance, soit du roman, sauf quand je débordais de travail. Là, ça doit faire dix-sept ans que je publie. Quand j’ai commencé à publier et que j’ai eu des revenus, j’ai diminué ma charge d’enseignement. J’écris tous les jours, j’ai toujours plus qu’un projet en cours (…). En général, je suis plus concentrée le matin, j’écris donc au moins tout l’avant-midi. Quand j’écris un roman et que ça va bien, je peux travailler jusqu’à dix à douze heures par jour.
I : Ah oui, quand même ! Il y a des jours où vous devez être fatiguée…
R : Oui, oui, j’ai tendance à trop travailler, mais c’est aussi le propre du travailleur autonome. Il y a des journées où ça avance très vite, des semaines où je peux écrire soixante-dix pages qui vont toutes être très bonnes, puis d’autres semaines où j’écris dix pages que je vais jeter.
I : Est-ce que vous faites des plans ?
R : Oui, je travaille sur des grands cartons qui sont sur mes tables de travail, j’écris plein d’idées là-dessus. J’ai tout le temps fait ça parce que je prenais des notes dans des carnets, sauf que dans des carnets, il faut tout le temps chercher tes pages. J’ai commencé à barbouiller sur des cartons et de fil en aiguille, c’est devenu comme des tics de travail. Alors j’écris sur des cartons et éventuellement la structure se dessine. Une fois que j’ai ma structure, j’ai mes thématiques, quelquefois même des noms de personnages ou des bouts de scènes. Éventuellement, je fais des dessins. Ça devient assez… il sont assez beaux finalement mes cartons (rires). Après ça, j’écris un premier plan qui peut faire entre dix et vingt-cinq pages. À partir de ce plan, je vais travailler différentes scènes, au début en vrac. Parfois ça peut être la scène de la page 25, parce que c’est celle-là que j’ai en tête et en la reforgeant ça va me donner des idées pour ce qui précède. Éventuellement, je vais recommencer depuis la page 1 et je vais avancer. Hier, j’ai lu Annie Ernaux, L’atelier noir, où elle raconte que tant qu’elle n’a pas réussi à cibler la tonalité du début, elle n’arrive pas à avancer. J’étais bien soulagée d’entendre ça parce que pour moi aussi, c’est ce qui se passe. J’écris le début, j’avance, et à un moment donné je suis rendue à la page 100, je me dis « Ça marche plus », je recommence au début, j’avance, et à la page 150, je me dis « Ça marche plus », je recommence, et éventuellement je vais juste tricoter sur le début qui va me donner la tonalité pour le reste.
I : Je me reconnais beaucoup dans tout ce que vous dites, ça me fait sourire. C’est parfois difficile d’avancer dans l’écriture quand on passe son temps à se relire et à modifier son texte depuis le début. Relire 250 pages chaque fois, c’est long.
R : Oui, sauf que ce n’est pas nécessairement ne pas avancer. Annie Ernaux dit dans son carnet d’écriture — j’ai trouvé ça assez bon — : « Là, j’écris des carnets pour réfléchir à mes livres ». Elle se demande : « Est-ce que je suis en train de fuir l’écriture de romans ? », et elle ajoute : « Je m’aperçois que non, parce que tant que je suis pas allée au bout de ce que j’ai à faire dans ma théorie, je n’arriverai pas à avancer mon roman, de toute façon ». Donc finalement, elle me soulage (rires). Mais bref, travailler sur l’écriture d’un roman, peu importe que ce soit avancer ou pas en termes de pages, pour moi, c’est avancer quand même.
I : Je connais un écrivain qui dit que même quand on est en train de regarder le vide, on est en train d’écrire.
R : Oui, j’ai aussi un ami qui dit ça. Ça dépend de notre rythme de travail, aussi. Quand ça fait six mois que tu regardes le vide, tu peux commencer à penser que tu regardes juste le vide.
I : Je ne dois pas être la première à le dire, dans vos romans il y a beaucoup d’humour et même de cynisme. Est-ce que cela reflète votre personnalité ? Êtes-vous quelqu’un de…
R : Drôle ? (rires) Oui, c’est très proche de moi, et même ce qui m’achale dans certains romans, c’est de ne pas pouvoir en mettre plus, parce qu’il y a comme un sérieux. Par exemple, dans Nous étions le sel de la mer, il y a Renaud qui est un personnage très rigolo, mais dans d’autres récits, ça se prête moins. Dans Le murmure des Hakapiks, ça ne se prête pas du tout en fait. Parfois, je m’ennuie de ça. J’ai écrit des romans qui sont carrément humoristiques, La gifle, mode d’emploi et Crématorium Circus… on est carrément dans l’humour et même dans le burlesque.
I : J’t’aime encore est très humoristique aussi.
R : Oui, aussi. Tout ça, c’est assez proche de moi. Ça ne parait pas aujourd’hui parce qu’on est bien sérieuses… (rires) Mais oui, l’humour, le trait d’esprit, le rebondissement, ça fait partie de ma personnalité, ça fait partie de mon plaisir dans la vie. Je trouve même que l’humour c’est comme sacré, ça aide à dédramatiser.
I : Comment ça s’est passé pour vous, au début, lorsque vous n’étiez pas connue, mais que vous aviez envie d’être publiée ?
R : En fait, je ne voulais pas publier, je faisais de la correspondance. J’ai un correspondant en Belgique qui est un dramaturge, il est arbitre de la ligue nationale d’improvisation belge. Il avait écrit des pièces de théâtre et m’avait envoyé ses pièces pour que je les commente. À un moment donné, il m’a dit : « Tu devrais essayer d’écrire une pièce ou un roman ». Alors je l’ai fait, j’ai écrit mon premier roman, Whisky et paraboles. Mon correspondant l’a commenté, et ensuite j’ai mis ça dans mon tiroir. Je me suis séparée pas longtemps après et j’ai vécu une passe assez triste. Un de mes amis m’a parlé au téléphone pour essayer de me remonter le moral et il m’a dit : « T’avais pas écrit un roman, toi ? » J’ai dit : « Ah oui c’est vrai, j’ai écrit ça… » Il m’a dit : « Tu devrais essayer de l’envoyer au Prix Robert-Cliche ». Ça doit faire quarante ans que ça existe, tu envoies un manuscrit et le lauréat remporte la publication, une bourse et c’est quand même assez médiatisé. Donc, dans le fond, ils lancent un auteur. Je me souviens être au téléphone, ils me donnent l’adresse et me disent : « Dépêche-toi, tu as jusqu’à demain minuit ». J’ai imprimé le manuscrit, l’ai mis dans une enveloppe et mon manuscrit a gagné le Prix Robert-Cliche.
I : Est-ce qu’aujourd’hui, vous diriez que vous êtes capable de vivre de l’écriture ?
R : Oui, depuis quelques années, je pourrais en vivre complètement, mais j’aime encore enseigner. Je n’ai pas envie de perdre mon lien d’emploi et de me mettre une pression de publier chaque année pour me faire un salaire. Enseigner au Cegep, j’aime ça. En ce moment, je suis à cinquante pour cent de ma tâche par choix, je donne un cours de création par année, j’offre de l’aide au centre d’aide en français à des étudiants en difficulté. Dans cinq ans, je vais prendre ma retraite, alors j’ai cinq ans pour conserver ce rythme de vie-là que j’aime encore (…)
I : En terminant, quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui rêve de publier son premier roman ?
R : Il y en a deux. La première chose, c’est de ne pas vous presser. Parce que tout le monde va vous presser après. Quand tu publies un roman, je m’en aperçois, il y a le plaisir de publier, d’avoir un cercle d’amis, de recevoir des bons commentaires. Alors on se dit : « Ok, je vais en publier un autre » et on se sent pressée. Quand on écrit du polar, aussi, il y a une espèce d’habitude qu’un auteur de polar sort un livre par année. On voit les autres auteurs de polar qui publient un roman par année et on se dit : « Voir que j’suis normale moi, de prendre plus de temps ». Alors ne pas se presser, c’est clair que c’est le premier conseil qui me vient à l’esprit. Une autre chose que j’ai apprise : quand on intègre une maison d’édition, à partir du moment où on entre dans un processus éditorial, il y a un contrat avec une échéance. L’important est de bien choisir sa maison d’édition. J’ai une amie qui a envoyé des romans dans sept ou huit maisons d’édition, des grosses maisons. Je lui ai dit : « Tu es sûre que tu as envie de publier là ? » Elle m’a répondu que oui. Finalement, elle va publier dans une plus petite maison d’édition, mais elle capote parce qu’elle travaille avec une éditrice qu’elle adore. Prendre le temps de choisir votre maison d’édition en fonction de ce que vous voulez faire et trouver une couleur qui vous ressemble. C’est vraiment super important.