/mémoire/
le rêve ouvre sur un rêve ouvre sur un rêve ouvre sur un rêve
on décrit la paralysie du sommeil comme un trouble qui coince les dormeurs entre l’éveil et le rêve. le dormeur se voit incapable de se réveiller, la panique s’installe alors que le corps se fige, le plus souvent le dos collé au matelas.
lorsqu’on consulte les témoignages, ce qui surprend, c’est la similarité de ces rêves où les paralysés se coincent: plusieurs décrivent une créature s’apparentant au diable, s’occupant à enfoncer ses griffes dans nos cages thoraciques.
je ne sais pas si nous expérimentons toustes la même nuit, rassemblé·es dans une sorte de non-lieu.
sans doute partageons-nous les mêmes habitudes nocturnes et entrons en sommeil paradoxal au même moment. quand nous nous coinçons, nous nous mordons le bras le plus fort qu’on peut. c’est un truc que nous avons développé. il n’existe pas d’autres façons de mettre fin à la douleur, à ces griffes qui s’amusent sur nos corps, sinon que de générer une douleur nouvelle. au réveil, nous nous consternons de l’absence de traces
regarde mon bras
repères-tu ces dents qui auraient dû faire des trous?
le rêve pose problème. quelque chose l’a infiltré. mais en plein jour, ce sont des scènes, subites et brèves, des images qui entrent dans mon crâne comme des diapositives grugées par les rats. tout le corps y répond: je vomis. plus tard, je mange: je vomis encore. ça sent mauvais: la bile et l’air souillé. un visage apparait, il a quelque chose de la créature des rêves. il aspire les paysages, ceux-là qu’il m’empêche de voir et qui, par le même fait, se versent dans la mort.
/anniversaire/
j’ai rencontré ce visage quand j’ai eu dix-huit ans
le visage en avait trente
à dix-huit ans, j’ai rencontré beaucoup de visages de trente ans, de quarante ans, de cinquante ans
tous souhaitaient mon corps étendu sur leurs cuisses
certains éteignaient des cigarettes sur mes mains
ils étaient des inconnus, des pères d’amies, des professeurs de cégep, des employeurs
ils dépiquaient la couture de leurs poches pour mieux y glisser leurs mains
se masturbaient dans les transports en commun
mais le visage auquel je rêve me gavait à l’époque de gâteau
c’était le visage d’un amant
je ne le craignais pas
des ballons, des bruits d’eau. sucré, oui, c’est sucré que ça sentait.
c’était la fête car je n’avais pas peur
ce n’était pas pareil car je l’aimais
pas nécessaire de laver la vaisselle de styromousse tant que je coopérais.
laisse les tartines au fond des assiettes. laisse ton corps. confiture framboises.
le matin, il disait, en faisant mine de régurgiter : « tu ressembles à un gâteau mangé juste avant de dormir. »
sucre-chevet, caramel
la nuit la fourchette grinçait les dents noircies. il insistait: oui, vraiment, cela crèverait son bonheur s’il devait porter un condom ou s’il ne pouvait pas éjaculer sur mes joues.
s’étalait le crémage.
il mangeait des gâteaux entiers
il ne craignait pas les reflux gastriques
c’est normal, en y réfléchissant un peu
car la digestion de ses gestes s’est faite ailleurs
dans mon ventre tierce
il chantait en souriant
« chaque jour est un anniversaire »
*
je jeûne. je ne sais pas si faire plaisir équivaut à faire mal. aussitôt que je mange, j’ai envie de vomir.
les ballons se sont dégonflés sur le parquet. reste là le crémage blanchâtre sur les joues. cela fait dix ans que mon visage arbore une texture collante.
je me souviens de son rire, de la fumée des chandelles crachées dans la gorge, des bonne fête, mon petit lapin, de son sourire aimant, de ses demandes de jambes écartées alors que je dormais, la bouche tachée de vin et du ton enjoué qu’il prenait pour raconter à ses amis comment je ne m’étais pas réveillée de tout le rapport sexuel et combien tout le long, il aurait juré que j’étais morte
/opération digestion/
être victime d’une agression, c’est se coucher sur une table d’opération comme une poupée de plastique
le médecin place ses outils
il constate que
chaque cellule dans notre corps s’est durcie quand on s’est penché sur lui
sur le lit d’à côté, l’agresseur se fait entailler le corps d’abord. le médecin sort intestins et estomac. le médecin souffle dans le trou laissé dans son ventre comme pour le ramener à la vie, l’irriguer et là, il bouge, débarrassé de son mal. je me demande quel malaise, quel mensonge, quelle culpabilité lui tordait le ventre. et à partir de maintenant, quelle honte nous lie?
on lui donne congé avant que je pose ces questions et c’est à mon tour de subir une opération. on me greffe lentement sa honte. son dégoût. ma digestion se fait plus dense. je demande au médecin : « est-ce à moi maintenant de la digérer? »
/comment manger : carnivore et cannibale/
ce mode de digestion altéré et nouveau appelle un apprentissage de la nutrition. c’est de l’économie familiale. nous étalons les cuissons sur les comptoirs. nous n’évidons pas la cage thoracique avant de la servir en rôti. bouts de peau égrenés dans la sauce canneberge. j’apprends à manger la viande. on m’a légué des dents
elles mastiquent mal
je glisse dans l’eau du chaudron, en ressors avec des os
il y a malaise à se repaître de sa propre peau, probablement parce qu’en réalité, c’est le ventre d’un autre que je digère, le ventre d’un autre ramassé sur moi. le monde entier s’échappe, le traverse, ce ventre qui gargouille et dont j’assimile les enzymes, les acides.
alors je vomis. je vomis mon propre corps. comme un empêchement.
/se faire sa propre cuisine/
je verse l’eau chaude sur le corps et baigne les mains, les coudes, les chevilles, les oreilles et le nez.
ils bouillent comme des êtres différents.
je fouille le classeur à recettes. sur les cartons, il n’y a plus rien. effacement. je les extrais un à un de la boîte, cherchant les agencements, les histoires dans les résidus du plomb — épices, sang et bouillons.
de la bouche : je ne peux plus vomir.
/recettes réparatrices/
- dé-compote de pommes (recoller la pelure aux pommes, reformer la masse).
- re-ossage de poules. d’abord, réunir les os. assembler selon les instructions. muscler. déposer les tissus cutanés. re-plumer (sachet b).
- jaunes et blancs d’œufs : une fois fouettés, peut-on les rediviser? je voudrais rencoquiller un oeuf, fertiliser son embryon, le couver, élever un poussin dans ma chambre…
« ces choses-là ne se restaurent pas ». je réintègre les os à la poule, des restes lâches, entre le vide et la viande. et je reconnais cette lâcheté du corps dans le mien. il faut longtemps rester plâtrée pour que reprennent les formes. il ne s’agit pas simplement de réunir les conditions matérielles qui préexistent nos drames, non, cette cuisine nécessite de la vigilance, et surtout, elle ne s’opère pas en solitaire.
dans un grand bol, je mélange la farine, le sucre et l’eau jusqu’à en faire une pâte épaisse. la texture s’étend sur la peau, reconstitue les espaces négatifs. je dormirai des mois jusqu’à ce que se compose la pâte durcie, faite roche.
une grande pâte habitée
une cuisine collective
nous n’incarnons pas le geste bien que nous soyons là où il se pose