Périodiquement, Marie-Ève et Geneviève me rendent visite à la terrasse du pub Griendel. Elles ne m’ont pas oublié, mais elles ne savent pas quoi faire d’un personnage. Plus précisément, au cours de nos discussions, je comprends qu’inventer des histoires ne leur intéresse pas. Être autrices, pouvoir penser à la création d’œuvres, leur semble déjà un acquis en soi.
Je me sens inutile. À chaque fois, elles me donnent de leurs nouvelles puis, ayant pitié de ma situation, nous envisageons pour moi des activités. Enfin, un jour, elles me proposent quelques tâches, courses et prises de rendez-vous. Ennuyé par des années d’inaction, je m’y mets aussitôt.
En apparence, sans son auteurice, unꞏe personnage devient une entité obsolète. Pourtant, dépourvu d’objectifs à long terme, mon présent prend forme grâce à l’enchaînement d’actions quotidiennes que j’exécute au nom de Geneviève et Marie-Ève. Je savoure aussi tous les détails de mon environnement. Durant nos derniers rendez-vous, je raconte, enthousiaste, à Geneviève et Marie-Ève mes rencontres au hasard, un nouveau panneau publicitaire, l’ouverture d’un supermarché, un accident de voiture.
Un jour, Geneviève, Marie-Ève et moi entamons une réflexion sur le fait que la répétition de nos actes constitue le suc de notre existence. Mes allers-retours dans les magasins me remplissent de sensations inattendues lorsque j’admire un arbre en fleur ou lorsque je décide soudainement de manger dans un restaurant qui m’a attiré par ses parfums culinaires. Geneviève et Marie-Ève ont construit leur relation sur la base d’une panoplie de plaisirs qu’elles partagent ensemble. Elles et moi essayons de revivre le plus de fois possible, seul⸱e ou avec autrui, la substance première de nos moments de bonheur.
Une autre fois, Marie-Ève et Geneviève reviennent à la terrasse et partagent avec moi une variation de notre conversation précédente. Il leur semble que l’auteurice vit un instant de joie dès qu’iel s’assoit devant son ordinateur. Ce bonheur s’inscrit à la fois dans un quotidien physique et dans un temps littéraire, structuré par une série d’actions minimalistes (s’assoir, se lever, parcourir les pièces d’un appartement, manger, boire, aller aux toilettes, passer et recevoir des appels, etc.) qui concourent à la création d’œuvres. Celles-ci rythment le même temps que l’écrivain⸱e consacre à créer penché⸱e sur son clavier. Ses mouvements lui rappellent que l’écriture a lieu autant dans sa tête en train de composer que dans son corps qui accumule des sensations en relation avec son environnement. L’écriture se poursuit également dans son cerveau après le temps de rédaction.
L’instant de bonheur de l’auteurice se prolonge aussi dans des tâches techniques: corriger un texte, le réviser, le mettre en page. La création s’exerce dans la matérialité du document, par des habitudes efficaces de traitement de texte.
Aujourd’hui à la terrasse, je comprends que Geneviève et Marie-Ève n’ont pas besoin de personnages. Elles sont devenues auteurices à travers leur méditation sur la puissance présente dans le geste d’écrire.
[La suite, bientôt… à la trace 10 !]