Durant une claire et tiède fin d’après-midi, Geneviève et Marie-Ève, assises à la terrasse du Griendel, commandent deux bières rousses. Elles ne se sont pas vues depuis longtemps et viennent de se disputer avec leur auteur, moi-même. Je suis assis à quelques tables de distance, dans une zone éclairée en noir et blanc. Nous avons échangé nos rôles. Elles sont présentement mes autrices et évoluent dans un monde en couleur. Moi, personnage, je gesticule pour attirer leur attention. Je les appelle. Je lance une blague. Rien. Elles m’ignorent. Elles goûtent la liberté de ne pas subir un auteur qui leur donne des ordres. Pourtant, elles ne savent pas quoi faire d’un personnage. Un serveur leur apporte leurs pintes. Elles trinquent, rient, boivent, posent les verres et leurs mains s’élancent en avant, s’agrippent l’une à l’autre. Les deux amies s’entrelacent dans cet instant tout à elles.
Geneviève parle de son emploi : Ça me plaît. Beaucoup. Je gagne bien ma vie. Équipe sympathique. Mes cheffes m’adorent. Tout le monde me demande conseil. Mais moi, je n’aime pas travailler. J’aimerais trouver un travail que je n’appellerais pas travail. L’idée d’aller quelque part accomplir des tâches pour gagner de l’argent, pour me payer d’autres activités que je réaliserai après être rentrée chez moi… non, je ne la comprends pas… Il faudrait que j’en parle aux cheffes. Je leur demanderai que chaque fois que l’on doit utiliser le mot « travail », on dise « plage » à la place. Dans ce cas, je poursuivrais longtemps ma carrière dans cette entreprise.
Marie-Ève ne commente pas. Elle enchaîne en lui racontant son hésitation perpétuelle à partir en voyage : Lina et Marion m’ont invité à me joindre à leur périple au Brésil. Bolsonaro est un fou. Je ne m’imagine pas prendre des photos à Rio de Janeiro pendant qu’il prépare de nouvelles lois homophobes. Maxime, Dorothée et Thomas vont en Europe. Je leur ai demandé pourquoi Paris, Bruxelles, Berlin et Vienne. Il y a tant à faire par là-bas aussi. S’engager dans une association humanitaire dans une banlieue, ou bien aller droit en Ukraine. Mes amis pensent que nous n’avons pas la même conception des vacances.
Marie-Ève arrête de parler. Ses propos ne provoquent aucun écho chez Geneviève. Les deux amies remplissent inutilement le temps. Elles savent que la seule chose qui les intéresse est d’être ensemble, que leurs mains et leurs bras sont devenus des branches d’arbres tressées, serrées dans une impression de chaleur et de tendre camaraderie. Par leur touchée, Marie-Ève et Geneviève sont devenues une seule matière, elles ressentent le métal, l’eau et le vent constituant leur chair.
Geneviève et Marie-Ève se lèvent, se promènent en se tenant par la main dans les rues de Québec. Elles s’éloignent également de moi-personnage, en attendant de décider quel rôle me faire jouer dans leur existence.
[La suite, bientôt… à la trace 7 !]