… L’authentique et l’universel n’existent pas … On peut se rebeller ? …
Dès que des mots sont écrits et énoncés, on ne les ignore plus. On peut faire semblant de les esquiver, mais ces mots persistent et résonnent dans d’autres dialogues et dans d’autres textes, même après leur effacement. Les mots sont des actions en devenir. Pour cette raison, certaines personnes affirment que l’auteurice aurait une responsabilité sociale, devrait assumer ses mots comme iel assume ses choix de trajets dans la ville, d’achats au supermarché, de vêtements, sa présence sur les réseaux sociaux, sur Netflix.
Geneviève et Marie-Ève, personnages, et moi, auteur, nous trouvons toujours à la terrasse du pub Griendel, à Québec. Geneviève insiste, elle veut connaître sa marge de liberté en tant que personnage. Sa question provoque ma réponse et, pendant que je la prononce, notre présent s’effrite. Un vent de voix et d’actes, connus et étrangers, nous bascule vers l’arrière, nous traîne vers le passé. Léger⸱e⸱s, bercé⸱e⸱s par le mouvement de l’air, nous naviguons du pub Griendel à l’avenue Joffre. Nous nous retrouvons chez nous, notre premier espace commun, d’où les entités de Geneviève et Marie-Ève se sont extirpées de moi.
Pour tenter de cerner la marge de rébellion de Marie-Ève et Geneviève, je recule à la deuxième trace de mon essai. Je voudrais me souvenir de ce que les deux personnages ont déjà vécu. J’arrête ce mouvement, je change d’idée, parce que Marie-Ève et Geneviève peuvent vivre plusieurs réalités. Je n’ai pas besoin de respecter les événements précédents. Je me questionne aussi sur mon degré de liberté : est-ce que je peux réinventer mon chemin?
Geneviève, Marie-Ève et moi avons un seul corps, sommes une seule personne. Nos choix nous mèneront vers trois trajets reliant les mêmes lieux de départ et d’arrivée. Notre itinéraire urbain se déploie tout droit après avoir descendu les escaliers qui vont de l’avenue Joffre jusqu’au boulevard Charest. Le bruit du trafic. La traversée d’un pont. La SAQ, Le Normandin et le Métro. Prendre une rue parallèle au boulevard. Plus calme. Rue Bagot. Les maisons en brique rouge. Tourner à gauche dans la rue Saint-Vallier Ouest, et voilà la terrasse du Griendel. Maintenant, je vous raconte nos trois routes.
La route de Geneviève. L’eau submerge son passé, le dilue et le récrée, l’eau du réconfort hume la terre des champs labourés par des parents à la figure rouge tomate. L’eau la pousse et la retient, l’accompagne en la contredisant, parce qu’un pas est multiple et unique. L’eau accueille des passant⸱e⸱s parmi les vagues, les yeux et les visages communiquent, mais la parole n’est pas nécessaire.
La route de Marie-Ève. Le défilement accéléré des images en elle et tout autour. Marie-Ève se nourrit des histoires d’autrui avec une faim boulimique. Quand elle marche dans Québec, elle est étouffée par les guerres et les famines qui se jouent sur des continents lointains. Pour elle, il ne suffit pas de nommer une guerre, guerre. Elle s’informe des histoires, des contextes, des statistiques. Elle n’en dort pas. Elle cogite à propos des pourquoi et des comment. Geneviève et moi lui demandons, « À quoi tu penses? ». Marie-Ève répond toujours, « À rien », pour préserver ses pensées qu’elle ne réussit jamais à retenir.
La route de Mattia. Il se perd, il tourne à droite et non à gauche, il confond le vert et le rouge des feux. Il a laissé ses pieds sur le boulevard Charest, et quand il revient sur ses jambes, eux, ils ont pris le bus. Il touche la pierre et devient fraîcheur. Il touche le bois, et son dos se tend, douloureux. L’air l’effleure, le chatouille, provoque son hilarité solitaire, et il se met à courir, pour qu’on ne juge pas son rire. Mattia court sans se demander quelle partie de son corps il a encore oubliée.
J’arrive au Griendel et je m’assois à la terrasse. Il me manque une main. Je soupire, compte jusqu’à dix, me lève pour aller la chercher et là, j’aperçois Geneviève et Marie-Ève assises à une autre table. Je leur fais signe avec la main qui me reste. Je m’aperçois qu’elles sont en couleurs et moi, en noir et blanc. J’ai intégré leur espace, et elles, le mien. Je bouge mes bras, forcené. Elles ne me voient pas. Dans l’espace en noir et blanc, je suis devenu leur personnage. Je suis plein de doutes, et j’attends qu’elles me donnent des indications. Je me rassois, et je me questionne sur la viabilité d’un espace en noir et blanc. Peut-être que l’incertitude est ma plus grande liberté.