Presque le printemps. Basse-ville de Québec.
Équinoxe. La durée de la nuit est égale à celle du jour. Le printemps commence dans l’hémisphère nord. Au coucher du soleil, le ciel rose-orange découpe au loin les montagnes des Laurentides comme des promesses de voyages.
La basse-ville patauge dans une sloche gris-brun que les voitures vomissent sur les piétons, sans ralentir, aux abords des boulevards. Des nids-de-poule fracturent l’asphalte, surgissant du jour au lendemain comme des cratères. J’ai un peu perdu la notion du temps – les derniers mois ont disparu sans que je puisse dire exactement ce que j’en ai fait. Je veux dire, à part marcher avec Fred, qui me rappelle toujours l’heure de la promenade, beau temps, mauvais temps.
Cet après-midi, avec la maman du Petit prince, nous avons pris un thé sur le balcon. Elle m’a parlé de son recueil de poèmes, qui sera bientôt publié. Du reportage photo sur lequel elle travaille pour le journal communautaire. Elle m’a demandé de mes nouvelles. J’ai dit que ça allait bien. Je n’ai pas cru utile de lui raconter que je suis prise dans un flou temporel, entre l’adolescence qui résiste encore et les lunettes de lecture désormais nécessaires. Entre ma dernière peine d’amour et les séries de confinements covid. Entre mes trop longues études et ma presque non-carrière. Entre les ciels rose-orange et la sloche. Et puis, il y a la planète qui ne va pas tellement bien. Je pense qu’elle aurait compris tout ça, la maman du Petit prince. Mais mes petites mélancolies me semblent bien insignifiantes, au fond. Ailleurs, il y a la guerre, la famine, la menace nucléaire et la peur d’être emprisonné si on dit ce qu’on pense. Des malheurs qui me nouent la gorge.
Alors, j’ai préféré lui raconter que je n’ai pas pu m’empêcher de commencer quelques semis, pour mon jardin de balcon, même si c’est encore trop tôt. Des tomates-cerise, bien sûr. Du basilic. Des poivrons miniatures. De la menthe. Des cornichons. Des haricots violets. On a parlé de la lumière de la fin de l’après-midi, qui adoucit les traits. Pendant que nous bavardions, le Petit prince est monté plusieurs fois jusqu’à mon balcon, pour nous montrer une petite voiture, nous raconter une histoire de superhéros et, la dernière fois, pour nous dire qu’il avait faim. Alors qu’il redescendait en tenant sa maman par la main, j’ai promis que je viendrais lui porter des biscuits au chocolat encore chauds, pour son dessert.
J’ai cuisiné les biscuits, j’ai arrosé les semis et je suis allée marcher avec Fred. Et demain, je recommencerai.