Hiver. Basse-ville de Québec.
On aurait dit la fin du monde. C’était le 21 décembre, la journée la plus courte de l’année ; la nuit la plus longue. Il tombait des peaux de lièvres depuis le matin. Durant l’après-midi, le vent s’est levé, soulevant et déplaçant la neige par bourrasques. La tempête redessinait le quartier Saint-Sauveur, recouvrait de duvet le béton et le bitume, adoucissait les couleurs et les contours de la ville, bloquait la plupart des trottoirs et rendait impraticables les rues à sens unique. Les tracteurs, camions et souffleuses dégageaient pendant quelques minutes un boulevard prioritaire, une entrée, un trottoir, poussant la neige contre les voitures stationnées au bord des rues. Puis, le vent soufflait, ramenait la neige au milieu de la chaussée, et tout était à recommencer.
Si on était pressé de se rendre quelque part ou si on espérait que tout se passe comme d’habitude, c’était l’enfer. Mais aux yeux de mon voisin Robert qui avait pris congé, du Petit Prince qui ne pensait qu’à jouer et de quiconque s’arrêtait une minute pour vraiment regarder, c’était magnifique. Et puis, pour une rare fois, tout le monde finissait par se retrouver dehors plus ou moins en même temps, pour pelleter ou pour pousser ensemble l’auto d’un voisin coincée dans le banc de neige. Parfois, on se glissait des confidences, comme si le fait d’être tous embourbés dans la même tempête en même temps instaurait une trêve de pudeur.
C’est comme ça que six mois après avoir aménagé, j’ai eu soudain une longue conversation avec Louise, jusque-là plutôt réservée. J’ai appris que Robert et elle pensaient à vendre leur chalet sur la Côte-Nord, parce qu’ils faisaient la route de moins en moins souvent, depuis que Louise avait ses problèmes de cœur. Qu’elle avait de la misère à descendre et à monter l’escalier qui menait à leur appartement, au deuxième étage, sans devenir essoufflée. Qu’elle avait douze frères et sœurs. Que sa fille, qu’elle avait eue à quatorze ans et qui avait été élevée par ses parents, vivait à Montréal. Que sa petite fille, à quinze ans, vendait des jeans au centre d’achats les fins de semaine et réussissait bien à l’école. Que Robert vendait des appareils de cuisine pour les restaurants, dans un commerce du boulevard Charest. Qu’il aurait pu prendre sa retraite, mais qu’il continuait à travailler parce que ça le désennuyait. Qu’une fois, quelqu’un était entré dans leur appartement, pendant que Robert était absent et que Louise dormait, avait pris leurs clés d’auto sur le comptoir et volé leur voiture sans que personne s’en aperçoive. Que Louise et Robert étaient ensemble depuis vingt-cinq ans.
La conversation s’est terminée abruptement, lorsque la sonnerie du téléphone a retenti. On l’a entendue depuis le balcon. Louise a dit « c’est peut-être ma fille », puis elle est rentrée. Je suis allée réchauffer mes orteils.
Le soleil s’est couché à 16 heures. Ensuite, le mercure est tombé subitement, assez pour que les parois internes de mes narines collent ensemble, si j’inspirais trop fort, et pour qu’il se forme des perles de glaces sur mes cils. Je serais peut-être restée au chaud à l’intérieur s’il n’y avait pas eu Fred, mais mon grand compagnon à la démarche d’ours avait besoin de marcher.
Il n’y avait plus grand monde dehors. Saint-Sauveur ressemblait à un désert blanc. C’était toujours la ville, pourtant, et un des quartiers les plus densément habités. J’avançais à grandes enjambées, le visage baissé pour moins l’exposer au vent, les épaules crispées de froid. Nous sommes passés derrière une grande bâtisse de tôle qui ne payait pas de mine, et de laquelle émanaient, étouffés, des sons de basses et de percussions. Une de mes voisines y louait un local de musique avec son groupe – Fred et moi la croisions parfois avec sa guitare. Près de la rivière, comme il n’y avait personne, j’ai détaché la laisse de Fred et l’ai laissé courir devant.
En rentrant, nous avons croisé un livreur qui apportait du poulet rôti chez Louise et Robert. Je me suis demandé si c’était bien la fille de Louise, au téléphone, un peu plus tôt.
Le lendemain de la tempête, on finirait de ramasser la neige dans les rues. On retournerait chacun à sa routine. On se saluerait de la main, on parlerait de la météo comme si de rien n’était.