Lorsque Geneviève et Marie-Ève retrouvent l’usage du langage elles me demandent, énervées : C’est quoi ton problème ?
En marchant vers leur rendez-vous, les deux amies étaient contentes de se revoir à une terrasse, se redonner des nouvelles après un temps où elles avaient été débordées de travail, elles recherchaient surtout des réponses après une merveilleuse nuit d’amour qui n’avait pas eu de lendemain. Pourtant, elles se sont retrouvées dans une fracture spatiotemporelle, emprisonnées dans un instant muet en noir et blanc, leurs corps métamorphosés en métal et en vent.
Même si je leur souligne que cette immersion dans le présent a aussi permis de dépasser les discours de courtoisie, les bonnes manières autour d’une bière, et qu’elles ont fusionné dans leur désir pour l’autre, dans une seule chair amoureuse, Geneviève et Marie-Ève veulent quand-même que je réponde à leur question.
Je leur confesse que j’ai bien un problème. Un problème thématique. D’une œuvre à l’autre, je tente de mettre en doute des identités, individuelles et collectives, des définitions qui semblent absolues, mais sont toujours relatives, qui imposent des hiérarchies, des jugements et des enjeux de pouvoir.
Lorsqu’une personne parle de soi, elle résume son existence à travers des sujets et des intentions. Elle reconstruit sa vie par un tri d’informations et par des choix de langage. C’est par exemple le fonctionnement même des réseaux sociaux. Aujourd’hui, on se raconte par des photos de notre enfance ; demain, on liste nos livres et chansons préférés. Des informations qui montrent des traces hors des contextes qui les ont générées.
J’explique à Geneviève et Marie-Ève que les récits qu’un individu choisit de se raconter et de raconter aux autres ne me dérangent pas. Me dérange l’imposition de récits et d’identités, qui deviennent les paramètres pour communiquer avec les autres, pour définir des histoires et des traditions. L’imposition m’étouffe. Le mécanisme mental de l’identification à un sens commun m’effraie, parce qu’il est réducteur, parce qu’il provoque des subordinations de valeur et de sens.
L’un de mes thèmes principaux d’écrivain est la fuite des identités. Le fait de ne pas être identifiable, et d’y gagner, à la place, un sentiment de liberté. Et, malheureusement pour elles, ce sont mes personnages qui expérimentent cette fuite…
Évidemment, Geneviève et Marie-Ève ne sont pas rassurées par mes explications. Elles me questionnent : Qu’est-ce que tu vas nous faire vivre maintenant ? Est-ce qu’on peut se rebeller contre ton projet d’essai ?
Je ne sais pas bien quoi leur répondre. J’essaie : Je tenterai de vous faire changer de signifiant et de signification le plus possible. D’être la différence et l’étrangeté. D’être ce qu’on ne doit pas être. On l’est un peu tous les jours. Et de ne pas être l’universel et l’authentique. Parce que l’authentique et l’universel n’existent pas.
Geneviève insiste : On peut se rebeller?
Oui, toujours. Il faudrait avoir la possibilité de ne pas être d’accord. De dire non.
Mais là, comment fait-on? Comment les personnages peuvent-elles se rebeller ?
La suite… bientôt… à la prochaine trace de résidence !