Ils ont bloqué l’allée qui mène à la mer : je passe par la nuit à travers les branches qui défigurent. Au matin je suis bouffie, j’ai dix ans de plus que dans ce rêve où j’étais belle.  Je retiens une diarrhée attrapée dans la forêt, mes menstruations se déclenchent. Ma tête contient l’équivalent d’une rivière à sec, je racle le fond et ramasse les algues. J’ai identifié tout ce que j’ai pu, maintenant je regarde à travers ma peau comme dans un verre de brandy.

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La nuit suivante, saut carpé au-dessus de la mer en surbrillance – l’enfant longiligne lance des galets, souffle sur les braises de la veille, s’assoit pour réfléchir. Une ombre passe sur son visage, poisson vif. Des tangentes frôlent ses cheveux, disparaissent derrière les rochers. Un cercle s’inscrit dans un autre cercle. Aucun télescope dans la baie : il faudra se fier aux phénomènes pour eux-mêmes, à la texture des beignets, à l’odeur des truites sur les doigts. Le garçon porte son regard loin. Il ressent l’élongation du nerf optique qui se bute à l’horizon. Les pierres sous lui, dures comme des évidences. Ce matin a la texture d’un monde nouveau.

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Un garçonnet court dans le champ devant la maison. Je l’aperçois par la fenêtre, élancé dans la lumière des fleurs sauvages. Il me rappelle ce que j’étais, ce que mes enfants étaient, avant que la vie atténue nos contours, amortisse nos gazouillis – tout ce temps écoulé qui nous fige, nous rend chaque jour plus semblables aux adultes coincés qu’on regardait adolescents avec un mélange de mépris et d’indifférence. L’âge est un phénomène abstrait auquel on résiste jusqu’à l’apparition des premiers lambeaux. Ne reste ensuite qu’à vivre dans l’urgence. Ou à rendre les armes comme autant de cure-dents, s’étendre comme un vieux chien, attendre que quelqu’un laisse un biscuit sans surveillance.

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Ce que l’on garde pour soi, ce que l’on prête, ce que l’on donne. Ce que l’on rend, ce qui reste derrière, les dettes, les factures. Ce qui nous rend égaux, ce qui nous sépare. Ce qui s’accumule et qui explose les jours de canicule, ce qui reproduit les grandes lignes du capitalisme sur l’oreiller. Ce qui est juste, ce qui ne l’est pas, on le détermine aux grains éparpillés dans la chambre. Les retenues seront notées sous forme de solde. Une lettre sera acheminée au besoin.

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Vois-tu après la pluie, ce qui nous soulevait a été lavé, dissous dans le glouglou du caniveau. Tes yeux adoucis rendent une eau claire, de celles que l’on n’attendait plus. Ce n’est pas grave, ces désirs qui dansent devant nous comme autant d’orbes insaisissables. Nous sommes secoués à rien, la peur est un tunnel où poser nos pas détraqués, un passage utile et pénible vers plus de dénuement. Malgré les récoltes détruites et les vents prévisibles, nous rentrons par choix dans la maison qui répare, les lèvres tremblantes, ta main accrochée à la mienne.

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