« Ce qui jaillit de mes yeux
tout ruisselle sans fatigue, tout
s’illumine et s’obscurcit,
tu nourris l’étincelle
qui nous revient. »
Suzanne Jacob, La part du feu

Pour écrire la joie, il faut la vivre. Pour cela, des choses doivent arriver. Des paroles doivent être lancées, des gestes commis. Ce n’est pas simple, choisir la joie. L’inconfort pacifie. La prochaine fois que vous serez triste, prenez un moment pour vous arrêter à ce flot d’hormones calmantes qui accompagne la tristesse. Une chaleur prend son origine de la poitrine, ruisselle vers le corps : la quiétude tétanisée de la mélancolie.

Pleurer, ah pleurer.

La joie demande vitalité, abandon de l’inertie. La pulsation change, quelque chose se met en marche, se déplace. Le corps ankylosé transporte mal la joie. Des nœuds douloureux se sont formés, nous ont fait rapetisser de façon inégale. Nous revêtons le même linge mais en dessous c’est pointu, c’est creux. Les angles forment des tranchées sous les côtes.

À tout prix rendre son mouvement au corps.

*

Les échardes retirées des doigts, les bleus comptés : ce chemin, je l’avais ouvert avec mon sang, avec ma sève. Les lapins cachés regardaient le chantier prendre forme. Cela ne m’a pas empêchée d’écraser la nuque de ce qui refuse de mourir en couinant.

Nouvelle défaite, paquet de misère. Je saignais sur le lit, tu m’empêchais de tomber dans le terrier des souris, j’avais la tête comme un linceul et nulle part où aller.

Tu m’as ramenée à la vie dans le fibreux matin, je ne demandais rien. J’ai dormi dans l’air écrasant des premières chaleurs. Le jour avait repris ses rails, j’avais aligné la buse dans l’étau du soleil.

*

Je me situe devant la joie comme devant un pré toujours vert. Il y a des merles dans ce pré, des chardonnerets, des carouges, des bruants. Les pics sont partis l’an dernier. Une marmotte grignote à mesure les fraises qui poussent. Les pivoines, les clématites éclatent.

C’est une erreur. L’été ne dure qu’un temps, le décor de la joie ne peut pas se limiter à ce pré. Il y a aussi des fusils dans les granges, ces lieux propices aux armes : faux, fourche, pelle, corde, sécateurs, poison à rongeurs, huile à transmission, vitre cassée. On peut ligoter et enfermer quelqu’un dans une grange humide et sans fenêtres.

J’achète ce qui adoucit. Dans mes rêves, je change toujours ma robe. Je possède des bijoux colorés, des sandales spartiates. Je n’ai jamais assez de vêtements ni de livres. Je vis parfois mal avec l’idée de vieillir. Les miroirs sales se retournent face vers le mur.

Je résiste. Épaules, trapèzes, poitrail contractés, renversée contre le parement, je résiste. J’apprends à parler comme une bègue. C’est un hoquet, une coupure de courant par soir de grand vent. Je récite sans m’interrompre une suite d’origamis.