Je ne me savais pas. Je ne me savais pas en ces lieux primitifs. Ces lieux confidents qui renoncent au silence. Un espace étroit, au fond de ma tête, entre l’argile et l’envie. Un petit espace, petit comme une aiguille. Il conserve des clairières, des pauses, des printemps, des rires à épousseter. Un inventaire d’états d’âme qui soupire en dessous d’un fouillis. J’y archive mes mots. J’entasse.

Ça n’existe que pour moi.

Comme le vertige caché sous mes pieds. Les sons creux qui dérivent la nuit. Les jappements d’orgueil perdus. L’éclaboussure d’incertitudes qui palpitent entre mes seins.

J’entasse.

Partout, ailleurs, nulle part. Je m’ouvre, divague. Sur une mer de pétales de pensées sauvages. La pourriture d’égo abandonné. Un geyser d’énervement. Une flamme qui s’enrage contre l’air.

Je suis vivante.

La souche tenace d’ici. Au compte-goutte, un glissement empoigne, presse, purge le jaune. D’une lettre à l’autre, l’acide se forme, glisse et s’écoule vers mes parois-stalactites.

***

J’ai l’impression de peindre depuis quinze kilomètres de toile. J’avance, je roule, je m’étire et je redémarre. La peinture comme de l’essence, je m’arrêterai lorsqu’il n’en restera plus ou dès que les pinceaux, courroies de moteur, auront les poils incendiés.

La lenteur berce mes songes. Depuis des semaines, je ne compte plus. Je flotte sur une idée qui flotte sur une autre idée jusqu’à ce qu’elles prennent un bouillon dans une autre idée et ainsi de suite. Je stagne sur des fragments de temps. Je frétille dans les ténèbres de ma créativité. J’agrippe le présent afin de le balancer en couleurs sur un tissu, un trottoir, un carton, une fenêtre, une tasse, un placard, un plafond, un miroir. Figer le substrat, l’injecter dans une pastille intemporelle. Je veux mouliner les mesures du temps en grains de sable.

À partir d’un paysage rustique, j’ai imaginé un désordre séquentiel. Un lieu de bourrasques, de cadrans cassés, de tempêtes solaires, d’orages d’hiver, de cyclones myopes. Une surface habitée par la peur.

La peinture en buée sur mes mains moites, comme le fluide de mon imagination. Plus je regarde, plus le décor s’agrandit. Je n’arrive pas à le contenir. Les personnages s’y étendent et s’y allongent. Tous, sauf une femme-lumière. Je la nomme Reine. Elle me fixe. Elle attend sa bouche et ses oreilles depuis au moins vingt-sept heures, sourde et muette, mais non pas aveugle. Je suis chirurgienne en arts plastiques, mais je n’ai pas le courage. Je n’ai pas le courage d’offrir à Reine ce qu’elle réclame. Je ne veux pas qu’elle me parle tout de suite, elle pourrait m’influencer. Je ne veux pas qu’elle entende mes idées, de peur qu’elle ne les brise et que tout s’étiole.

Les vols se dispersent.

Un coléoptère poilu caracole au-dessus des dégâts fleuris. S’il se débattait suffisamment, il pourrait sortir du tableau. Il irait sûrement au salon pour y trouver du confort ou pour regarder la télévision. Peut-être même se rendrait-il dans la salle de bain pour y renifler les odeurs variées et pour s’emmitoufler dans les cheveux abandonnés. Mais son intérêt pour l’abstraction le garde captif entre le ciel marron et les nuages verts. Dans un western, l’insecte velu serait le vilain cambrioleur sans scrupule. Il se gargariserait de la sueur et du sang de ses victimes. En baignant trop longtemps dans ce climat créatif, pourrait-il s’en prendre à Reine? J’ajoute un avertissement pour l’influencer; pour lui faire penser que lorsque le vernis sera appliqué, il sera trop tard. Il pourra se remuer dans tous les sens, mais n’arrivera pas à se libérer. La toile tremblera.

Les vibrations grelottent.

La justesse des lignes m’échappe, mes mains tressaillent. Une cage devient un ballon. Un étang se mue en rivière. Une robe se redessine en veston. Tout frémit. Je m’arrête.

Les liquides s’infiltrent.

La caféine absorbe mon calme pour le jeter dans l’acrylique. L’acrylique reste serein et brillant. Aucun trouble de l’opposition, aucune saute d’humeur. Il écoute les pinceaux, les doigts, il obéit mieux à la spatule que ne savent le faire les jaunes d’œuf. Eux, ils crèvent dès qu’un ustensile les approche. L’acrylique est résilient.

La gouache m’implore sans relâche. Elle voudrait s’impliquer dans mon nouveau projet, mais ma confiance en elle a subi de fortes secousses. La dernière fois que je l’ai invitée, elle a séché trop vite en asphyxiant la toile, laissant les pores du tissu complètement obstrués. La gouache avait fini par craquer. Comme si son nid cherchait à la rejeter, ou tentait de reprendre son souffle. Un désert mat, un gâchis, voilà ce que c’était. J’avais mis une semaine à donner vie à un monde parallèle, à imager au plomb des fantasmes de natation aérienne. Dès l’arrivée de la gouache, tout mourait. Sauver les dessins m’était impossible. Quelques minutes après leur disparition, le concept m’échappait, étranger, basculé dans mes oubliettes. Je ne pouvais pas répéter ce qui avait été, un néant me consumait.

Maintenant, de ses paroles douces, la gouache me sert son discours larmoyant. Une synérèse se hisse à sa surface. Elle se gâche, devient trop humide. Je l’arrête, j’essaie de renverser mes propos en l’invitant sur mon pinceau. Elle se calme et accepte, puis je lui rappelle que bien qu’elle soit maladroite, elle devra exaucer mes volontés.

La maladresse me nourrit.

Lorsque je voudrai vivre dans cette œuvre, elle se refermera. Car je m’efface pour rien, je m’importune pour tout, je ne saisis pas les occasions au bon moment. L’une de mes toiles m’a déjà accueillie pendant plus de trois jours, j’étais tombée dedans par mégarde. Elle s’était contentée de m’offrir un toit. Aucune nourriture n’était mise à ma disposition. Ce voyage fut tout de même le plus agréable. Pendant que les bateaux naviguaient dans un coin jusqu’à en ressortir par l’envers, je nageais seule sur la longueur, sur la largeur. En papillon, en marinière, sur le dos, en crawl, sous l’eau, je me perdais dans les heures. Sans compagnie, je me défiais à la nage. Peut-être que Reine pourrait m’accompagner cette fois-ci. Mes doigts bleutés me firent constater l’absence de chaleur. Je devais quitter les flots azur. Par un hasard inexplicable, à chacune de mes visites dans un pays pictural, mon corps me lança le signal de retour. Je l’ai toujours entendu. Toujours, je suis revenue.

Les toiles respirent.

Dans le corridor principal de mon logement est accrochée ma plus petite toile. Elle représente un homme, un portrait blanc de Kasimir Malevitch sur fond blanc. Bien qu’elle soit minuscule, la peindre m’a exigé un effort mental supérieur. J’ai dû utiliser différents éclairages afin de nuancer les blancs.

L’arrière-plan préfère éponger le mystère.

L’application du fond a nécessité une lampe avec un abat-jour rouge en forme de champignon. Les couleurs devenaient rosées, mais si l’utilisation se prolongeait, une vapeur brune envahissait l’atelier. J’éteignais aussitôt le globe, puis ouvrais les fenêtres. À la fin, comme j’avais bien contrôlé l’ambiance, l’arrière-plan laissait paraître des joyaux carmin, des rubis liquides et des diamants corail. Le poids de la toile avait augmenté considérablement.

À l’heure dorée, la lumière naturelle du jour m’avait guidée dans l’élaboration de la chevelure. Un rayonnement jaunâtre s’immisçait dans toute la pièce. La première tentative fut d’une durée limitée, environ vingt-trois minutes. J’ai dû attendre un soleil couchant dans les mêmes teintes de jaune avant de poursuivre sa coiffure. Après quatre crépuscules d’été, la toison provoquait un effet surréaliste. Encore aujourd’hui, j’observe le résultat sans saisir ce qui compose la tête blanche de Malevitch.

Une clarté indigo m’a inspiré la peau de sa figure, dans une tonalité bleu-violacé. J’ai allumé tous mes écrans : mon cellulaire, mon ordinateur et ma télévision, tous projetés en direction de Malevitch. Après quelques heures, ses yeux s’exorbitaient et devenaient entourés de blanc craquelé. Comme si le spectre lumineux le rendait malade et puisait son énergie à travers sa vue. Je me sentais responsable de sa souffrance. Des larmes grenat coulaient sur ses joues. Mon œuvre ressemblait de plus en plus à un épouvantail. Un clan de corbeaux aux reflets bleutés entrait en scène. Les oiseaux sautaient sur son visage et s’attaquaient uniquement à ses orbites. Lorsque le premier œil commençait à gicler, le groupe s’excitait et croassait, à l’exception d’un corbeau plus imposant et plus calme que les autres. Il ne touchait à rien et semblait attendre que la voie s’ouvre. Une fois chaque globe oculaire extirpé, le chef des bêtes à plumes s’approcha dans une lenteur cérémoniale et picora l’intérieur du crâne. Mon œuvre se faisait saccager en un spectacle ahurissant et moi j’étais médusée par la séance de destruction. Après un moment d’observation, j’avais saisi leur objectif. Ces carnassiers cherchaient à comprendre le mystère du carré blanc sur fond blanc. Ils s’en prenaient à l’imaginaire du peintre, déchiquetant à coups de bec l’hémisphère droit de son cerveau. Je fis résonner mon criard en canne pour les éloigner. Ensuite, en urgence, je déployais mon matériel afin de réparer les dégâts. Je voulais qu’il redevienne tel que je l’avais illustré avant le désastre. Je reproduisais les pattes d’oie qui entouraient son regard. Je rembourrais les cavités. Je calfeutrais les plaies ouvertes. Cette suite d’opérations permettait la renaissance du visage de Malevitch.

Tout ce que je ne peins pas existe. Un monde caché, occulte, transparent, vit sous les couches de peinture. Tout ce que je ne sais pas, tout ce que je ne crée pas, tout reste possible. Sous un toit, une personne disparue. Sous la robe de Reine, son corps. Dans un arbre, un nid d’oiseau. Sous la neige, l’été. Dans le sol, des ossements. Derrière le brouillard, une éclipse solaire. Dans un trou noir, l’humanité. Derrière les yeux de Malevitch, ses secrets. Le plus grand défi consiste à faire exister ce que l’on ne voit pas. La venue des corbeaux me confirme que les premiers yeux du peintre étaient réussis.

Résignée, Reine attend toujours, comme une statue, une sculpture moribonde. L’établissement d’un regard suffit pour qu’elle me dresse la liste de ses déceptions. Tout s’agite. Les nuages cognent pour sortir. Le soleil rapetisse. Les personnages clignotent. Des picots noirs scintillent partout sur la toile, comme si elle allait s’évanouir. Ils se multiplient et éliminent peu à peu les éléments obscurs, tout ce qui entoure la femme-lumière. Alertée, je vaporise un peu d’eau froide sur la surface pour stabiliser les couleurs.

Reine fronce les sourcils et dirige sa main droite vers son abdomen, puis la descend vers son nombril. Elle me fixe, sans pour autant ralentir ses actions. Elle se caresse le ventre, comme s’il était habité d’une vie fragile, d’un espoir. Elle se berce et poursuit le frottement salutaire. Hypnotisée par tant de grâce, je m’échappe avec elle. Elle me berce pour m’étamper dans l’instant présent, une seconde à la fois. Elle me colle contre le temps, me fige. Son index s’enfonce dans son nombril, y disparaît. Sa main s’éloigne tranquillement de son corps, une giclée écarlate s’étend de son bas-ventre à ses pieds et l’index de sa main droite n’est plus. Je voudrais panser ses blessures. J’appliquerais rapidement une couche de n’importe quelle couleur sur son ombilic afin de freiner l’hémorragie. Mais je me pétrifie, pendant qu’à deux mains, Reine évide son nombril. Cette fois, elle utilise ses neuf doigts et plonge en direction de l’alvéole saignant. D’un coup, elle s’y enfouit, avançant vers son intérieur. Sa peau s’étire de chaque côté de son bassin. Ses côtes flottantes s’affolent. Son instinct s’échappe, il traverse et visite mon appartement. Reine respire difficilement sa lumière pérenne, les rayons de son pouvoir immortel. Un éclair fluorescent éclate dans le ciel, Reine avance éventrée, se vide. Sa promenade creuse le paysage. Elle s’écroule dans le rouge, sans langue ni tympan.

Au moment où l’étincelle jaillit de cette expérience ombilicale, la couche d’argile s’émiette. L’ouverture de son ventre me fait germer : une seconde naissance.