Fragments d’une réflexion en préambule d’une thèse en recherche-création1.

 

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Centre chorégraphique national de Grenoble, 2009. Répétitions du spectacle de danse RaWar, création de la compagnie Lanabel. La chorégraphie explore la thématique des états de violence et des abus de pouvoir. Ceux-ci sont entendus comme des dynamiques de communication avec l’autre, présents inconsciemment dans les relations sociales. Pendant plusieurs jours, les interprètes Ivo Bärtsch et Marie Fonte travaillent un duo, sous l’œil attentif de la chorégraphe Annabelle Bonnéry et du metteur en scène François Deneulin. Deux corps entremêlent leurs membres, leurs étreintes semblent représenter une lutte, mais aussi une danse d’amour, ils essaient de contraindre l’autre à bouger différemment, ils se libèrent d’une prise avant d’en imposer une nouvelle… mes mots interprètent de façon erronée le travail en cours. J’évoque des catégories sémantiques, des figurations des passions humaines, mais je ne cerne pas les qualités et les dynamiques physiques que l’on peut ressentir de l’intérieur, pendant que l’on crée une danse. Par le langage, le travail corporel est défini en dehors de sa propre logique expressive. En observant les deux danseur.e.s à la recherche de la bonne prise, de la juste qualité rythmique, je me rends compte de l’impossibilité de traduire littéralement la danse en mots ; mes tentatives s’achèvent dans une réduction linguistique du corps en mouvement.

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Suivre des cours de danse (technique classique ou contemporaine) m’a appris à prendre soin de mon corps à travers des entraînements toniques, en conscientisant les rapports entre les articulations, la coordination et l’équilibre. Souvent, dans la deuxième partie des cours, on travaille des séquences dansées en duo ou en groupe. On communique par la perception de son poids, par le toucher, en trouvant des rythmes communs, en équilibrant la place des corps dans l’espace. Pour danser ensemble, on abandonne la perception esthétique de l’autre, la valeur de son image ; on se met à l’écoute de l’intérieur de sa chair. À d’autres occasions, j’ai suivi des cours de Yoga où on se retrouve toutes et tous les yeux fermés, debout ou allongé.e.s dans une posture, en exerçant une technique de respiration. Placé.e.s à distance les un.e.s des autres, on reste en relation par la perception de bruits, d’odeurs et de micro-déplacements. Les corps demeurent liés par cette perception ; un présent collectif se crée, un temps charnel, qui n’a pas besoin d’être défini par des représentations sociales pour exister.

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L’artiste et chercheuse Isabelle Choinière a développé des projets de recherche-création en exploitant l’interaction entre arts performatifs et nouvelles technologies. Travailler avec des capteurs, des machines, des dimensions virtuelles, approfondit la prise de conscience sensorielle de notre corps, amène le.la performeur.e à découvrir « l’intensification expérientielle2 » de son organisme en mouvement. À travers d’inattendues stimulations de nos sens, Choinière décline dans ses études la complexité somatique de la « façon de penser et comprendre le corps3 ». L’exploration interdisciplinaire abolit la dualité entre corps et esprit par « une pratique de conscientisation qui encourage la perception des connexions du corps ainsi que les nombreuses relations qu’un individu peut entretenir avec son environnement interne et externe4 ». Si je traduis cette réflexion dans mon travail en création littéraire, je pourrais dire : je me retrouve seul dans une pièce à écrire, mais dans mon corps, je porte l’échange sensoriel avec mon environnement et avec les autres ; cet échange ne se réduit pas au fait de communiquer par des représentations définies ; c’est une « complexité expérientielle5 », qui possède sa logique expressive dans ma chair.

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La chercheuse Judith Butler écrit, dans l’un de ses articles sur la prise de conscience de la construction des représentations identitaires : on vit le fait « d’être hors de soi, d’être une frontière poreuse, d’être offert à autrui, de se trouver sur une trajectoire de désir dans laquelle on est sorti de soi-même et restitué irréversiblement dans un champ d’autres dont on n’est pas le centre présumé6 ». Lorsque je me mets en jeu avec les autres, je me retrouve hors de moi, je commence à sentir et à interpréter ce que je suis de plus intime en perspective et en contradiction avec ce qu’on voit de moi. Par analogie, c’est ce que je ressens durant un cours de Yoga ou de danse : en relation avec un groupe, je me dénude d’une inconsciente accumulation de valeurs culturelles, d’une hiérarchie d’images que je dois utiliser pour me présenter aux autres. Pendant un cours d’activité physique, mon moi se fige dans mon corps en mouvement, il se dénude de tout le reste, qui ne compte plus ; je suis hors de moi, mais peut-être beaucoup plus moi que dans d’autres situations.

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Dans les ateliers d’écriture que j’anime depuis une dizaine d’années, les écrivain.e.s gardent à plusieurs reprises les yeux fermés. Iels exécutent des respirations en position assise, se déplacent dans l’espace : sans l’aide de la vue, les repères habituels sont mis en doute. Le corps se raidit, ralentit, change de démarche, sa perception temporelle se modifie, et il trouve de nouveaux repères, sensoriels, tactiles. Les participant.e.s écrivent ensuite en retenant les sensations vécues, le sentiment d’être poussé.e hors de soi, d’être devenu.e vulnérable, dépouillé.e d’une partie de ses certitudes. Avec leurs yeux fermés, les participant.e.s peuvent se tenir par la main, avancer ensemble. Pourtant, la plupart du temps, iels bougent seul.e.s, dans le même espace collectif. Sans voir, chacun.e essaie d’écouter la trajectoire des autres corps, de modifier sa propre exploration en rapport avec eux. Le but principal de ce genre d’atelier est de s’engager dans un processus de création littéraire ; en même temps, les participant.e.s passent par un processus de distanciation, qui se décline par un dévoilement de soi aux autres. Les textes produits sont imprégnés d’échos de l’expérience physique. Dans le contexte expérimental d’un atelier, je propose aux participant.e.s de conscientiser l’alimentation constante de leur création littéraire par toute action ou situation vécue dans leur présent. L’écriture individuelle se produit à travers le corps de l’écrivain.e, et se nourrit de la relation avec des espaces privés et publics.

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En études littéraires, l’organisme anatomique et sensoriel qui relie l’auteur.trice à son environnement a été questionné par le chercheur Paul Dirkx, à travers le paradigme du « corps de l’écrivain7 », dans lequel sont englobées les dimensions physiques et identitaires, sociales et imaginaires. Dirkx considère que les actions et les croyances influencent les choix thématiques et formels des auteur.trice.s, mais aussi la matérialité technique de leur production et leur posture dans le milieu littéraire. C’est dans la chair de l’auteur.trice que se construit son rapport aux normes, et donc dans « […] l’incorporation progressive de schèmes pratiques familiaux, scolaires, etc. sous forme de dispositions propres à être mobilisées dans la lecture ou dans l’écriture8 ». Parler du corps de l’écrivain.e revient à souligner « le fait de privilégier la fabrique du texte dans ses rapports avec la corporéité du fabricant9 ». Dans un atelier d’écriture, la fabrication, et en même temps les modalités de fabrication de celle ou de celui qui fabrique, sont mises en lumières explicitement si on invite l’écrivain.e, par la danse ou par d’autres activités physiques, à prendre conscience de son corps qui écrit.

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Le verbe « fabriquer » renvoie à la construction et déconstruction des identités, par lesquelles une personne interagit avec son entourage ; il renvoie aussi à la matérialité charnelle et organique de notre existence. Notre corps continue jour après jour de communiquer avec toute personne rencontrée, volontairement ou par hasard. Et durant un atelier, même si les participant.e.s restent sagement assis.e.s à leur place, iels ne peuvent pas ignorer la présence des autres. L’expérience de l’atelier et le lien avec un groupe permettent de pratiquer l’écriture tout en se distanciant de soi, encore plus si on pratique des exercices de danse ou d’autres activités physiques avec l’intention d’écrire. On perd ses repères, mais on affine la compréhension du moment que l’on vit et dont la signification immédiate nous échappe. Lors d’un atelier, on est soi en créant, et on est hors de soi en pensant à sa création en acte. C’est une individuation des choix, choix de fabrication d’une œuvre, choix du.de la fabriquant.e qui pense à son œuvre.

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Paul Valéry, Stéphane Mallarmé, Théophile Gautier ont mis des mots sur la danse, l’ont interprétée poétiquement, lui ont donné des significations et des valeurs. Les arts performatifs (entre autres disciplines artistiques) ont évolué en dialogue avec le langage écrit, qui les pétrissait dans des définitions, les regardait d’en haut, légitimé par le pouvoir culturel qu’on lui avait donné. Dans mes ateliers, en plongeant les écrivain.e.s dans une mise en chorégraphie, j’inverse ce dialogue, ce rapport de pouvoir entre le langage écrit et les arts performatifs. L’expression corporelle est privilégiée, elle est beaucoup plus présente que les exercices d’écriture, même si à la fin chacun.e écrit sa poésie ou sa nouvelle. De manière générale, les disciplines universitaires ont été conçues autour de l’analyse d’objets d’études, jusqu’au développement et à la confirmation de paradigmes théoriques. La sociologie, l’archivistique, l’histoire, les études en danse et les études littéraires… nous donnent des théories pour analyser des objets d’études. Dans une démarche interdisciplinaire, par un terrain de recherche composé d’ateliers d’écriture, je propose de casser cette convention, pour rendre à la recherche sa « complexité expérientielle10» ; j’analyse le domaine de la création littéraire par le biais des théories en danse. Danser pour écrire, c’est se retrouver hors de soi-même. L’écriture, but de leur vie professionnelle, but d’un atelier, se retrouve en périphérie, pendant que l’expression corporelle se place au centre d’un contexte à l’intérieur duquel elle reste étrangère. Dans son corps en mouvement, l’écrivain.e ressent qu’il n’est pas seul dans son œuvre, que les autres existent toujours, et les identités de sa signature, de son procédé de création, de ses créations, se compliquent, se défont et sont repensées.

 


 

1 Cet article est une introduction à une communication que je tiendrai le 4 juin 2021, autour de mes recherches de doctorat en études littéraires – volet recherche et création –, pendant l’un des webinaires qui constituent le colloque international Création et complicité. L’atelier artistique comme espace d’expression et de dialogue, 26 mars-4 juin 2021, Université Laval. (La rediffusion des 10 webinaires est disponible grâce à la Faculté des lettres et des sciences humaines, en suivant ce lien Faculté des lettres et des sciences humaines – Université Laval – YouTube)

2 CHOINIÈRE, Isabelle, « Les sismographies des corps médiatisés : une logique de création », dans Par les prismes des sens : médiation et nouvelles réalités du corps dans les arts performatifs, dans Isabelle CHOINIÈRE, Enrico PITOZZI et Andrea DAVIDSON (dir.), Québec, Presses de l’Université du Québec, 2020, p.67.

3 Ibid., p. 69.

4 Ibid., p. 71.

5 Ibid., p. 67.

6 BUTLER, Judith, « Hors de soi. Les limites de l’autonomie sexuelle », dans Défaire le genre, tr. fr. Maxime Cervulle, Paris, éditions Amsterdam, 2016, p. 43.

7 DIRKX, Paul, « Le corps de l’écrivain, instrument et enjeu de reconnaissance », dans Carnets – Revue électronique d’études françaises de l’APEF, no 9, 2017, pp. 1-15 [en ligne]. http:// carnets.revues.org/2024 [page consultée le 27 mai 2021].

8 Ibid., p. 6.

9 DIRKX, Paul, « Éditorial », dans Paul Dirkx (dir.), Le corps en amont. Le corps de l’écrivain, vol. 1, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 19.

10 CHOINIÈRE, Isabelle, « Les sismographies des corps médiatisés : une logique de création », op. cit., p. 66.