Une nouvelle de Michael Crummey.
Traduit de l’anglais par Jean-Marcel Morlat.

 

Indian Tickle, Labrador, 1945

 

Il est impossible de savoir pourquoi les choses se terminent d’une manière et pas d’une autre. Ç’aurait pu facilement être moi.

Nous étions en quête d’oiseaux pour le repas, nous avions contourné l’anse en bateau et avancé un peu à l’intérieur de la Baie là où se trouvaient leurs nids. Nous étions quatre : moi et Ken Powell, Bill Delaney, et Sandy, qui était de retour de l’étranger. Il avait rapporté un fusil, un engin précis à double canon au nom allemand, il pouvait atteindre un guillemot à deux cents mètres avec cette arme-là.

Sandy et Bill sont descendus à terre, et moi et Ken avons fait le tour en bateau pour faire s’envoler les macareux; ils se dirigeraient directement vers leurs nids et les deux autres les y attendraient. Après environ une demi-heure, nous sommes allés sur le rivage pour faire un échange, et Sandy m’a passé son arme en embarquant dans le bateau. Eh bien, je ne sais pas ce qui m’a fait changer d’avis. Je tannais Sandy pour qu’il me laisse utiliser ce fusil depuis le début de la saison. Je n’aimais pas la manière dont il tenait dans mes mains et je les ai arrêtés juste avant qu’ils fichent le camp. « Tiens fiston, j’ai dit, je ne suis pas habitué à cet engin. Redonne-moi le fusil à un coup. » Et Sandy, dont le visage était marqué par un étrange rictus, me l’a passé, comme s’il venait juste de gagner un pari contre quelqu’un.

Nous avons fait volte-face et nous sommes avancés en direction de la colline, et puis nous l’avons entendu, un coup de feu mais plus fort et pas aussi net, il y avait un grincement, comme du métal qui cède. Sandy avait vu un oiseau alors qu’il s’éloignait du rivage, avait levé l’arme et tiré. Il l’a jetée sur le côté et nous n’avons jamais pu la retrouver pour vérifier ce qui s’était exactement passé, mais trois de ses doigts étaient bousillés, l’os de la première articulation de son annulaire dépassait des éclats de chair aussi à vif qu’une morue écorchée.

L’hôpital le plus proche se trouvait à Cartwright, nous avons pris le bateau et sommes partis à environ six heures du soir, ça nous a pris toute la nuit pour arriver à Grady, où nous nous sommes arrêtés pour une tasse de thé. Nous avons quand même repris la route tout de suite parce que la main de Sandy avait pris vie à ce moment-là et il vomissait de douleur : « Nom de Dieu, n’arrêtait-il pas de répéter. Cette foutue chose est en feu. » Et il a gardé sa main plongée dans un seau d’eau salée que nous avions là et que nous remplissions d’eau fraîche environ toutes les 30 minutes après avoir jeté la mixture sanguinolente par-dessus bord.

Ça a pris dix jours avant qu’il rentre sur l’un des bateaux de l’hôpital, ils lui avaient scié le morceau d’articulation de son annulaire puis l’avaient recousu, et il est retourné directement au boulot. J’ai fait ce que j’ai pu pour combler le manque à gagner pour lui, ç’aurait pu être moi après tout. Nous voyions son étrange rictus quand sa main mutilée ne pouvait pas faire ce qu’il voulait, comme s’il pensait à ces trois doigts perdus, aussi pâles que des oiseaux plumés, en train de pourrir au fond de la Baie.

 


À propos du traducteur.

Jean-Marcel Morlat est né à Paris et réside dans la région d’Ottawa depuis 2010 après avoir vécu et enseigné dans de nombreux pays (France, Angleterre, USA, Japon, Turquie, Tanzanie et Émirats Arabes Unis). Il a traduit le livre de Philippe Wamba : Parenté lOdyssée dune famille en Afrique et en Amérique (2016). Il a aussi traduit des nouvelles d’auteurs anglophones (USA, Angleterre, Australie et Canada) parues dans X Y Z : la revue de la nouvelleTraversées, L’AmpouleRevue Phoenix : cahiers littéraires internationaux et Revue Rue Saint Ambroise.