C’était sûrement grâce à ma nouvelle casquette bleue du Panamá sur laquelle figuraient deux toucans fichés sur une branche que tu m’avais reconnu. Un citoyen du monde peut facilement être repéré parmi les téméraires qui assistent au défilé du Noël des campeurs au Camping Raymond. Je n’ai pas su réprimer un sourire en te reconnaissant sous ton costume de Mère Noël sur le premier char allégorique. Je t’ai vue perdre tes moyens en même temps que tu murmurais mon nom.
Je t’avais suivie jusqu’au camping où tu séjournais avec ton mari. Avec tes enfants. J’avais pris mes vacances en même temps que tu m’avais dit prendre les tiennes. J’avais loué un motorisé près de la plage afin de pouvoir siroter mon scotch en regardant bondir tes petites fesses dans ton bikini. Toute la semaine, je me suis complu en de voluptueuses rêveries : je me roulais dans le sable avec toi, je te versais de la bière sur tout le corps et nous jouissions l’un dans l’autre. Avoue que toi aussi, tu en avais envie.
Le dernier soir, après que les festivités eurent fini d’assommer tout le monde, tu as quitté ta tente. Malgré la pluie, tu as marché sur le sentier rocailleux avec tes sandales et ta robe soleil en regrettant sans doute d’avoir conscience que tu venais me rejoindre à la piscine. Sur le béton mouillé, tu as délaissé ta robe pour ne garder que ton maillot. Lentement, tu m’as rejoint dans l’eau en me caressant du regard. La lampe de la piscine illuminait ton long corps presque nu. Je t’ai offert un scotch. Tu m’as répondu par un large un sourire. J’ai proposé le jeu de retenir sa respiration sous l’eau le plus longtemps possible. Tu as gagné. Puis, tu t’es amusée à essayer de me caler, sans succès. Tu riais entre deux bouillons. Et moi aussi.
Les remous t’ont étourdie et enserrée comme un étau. Petite perle. Je me suis retenu de te noyer d’un coup. Je t’aurais fait avaler toute l’eau de la piscine pour que tu t’abandonnes. Délicatement, j’ai saisi ton bras pour te rapprocher, mais tu t’es déprise en affectant un malaise. Tu semblais t’étonner de toi-même. Tu es partie comme une Cendrillon ridicule.
Tu n’allais pas être partie longtemps. Tes vacances finissaient bientôt. Tu reviendrais chez toi.
Je t’ai vue monter la rue Sainte-Ursule avec ton épicerie pour regagner ta demeure. Je pouvais continuer à te faire l’amour par la fenêtre de mon bureau situé en face de la porte-patio de ton appartement. Tu faisais mine de ne pas me voir, mais parfois, tu fixais ton œil sur moi, impardonnable, et je m’étonnais que tu arrives à contenir autant de feux d’artifice.
Un jour, j’ai proposé de clarifier l’affaire. Il fallait un lieu neutre. Près de la Rivière Saint-Charles, peut-être? Vingt heures, peut-être? Oui.
Tu n’es pas venue. Tu m’as écrit de te lâcher. Que je t’empoisonnais. Mais tu as continué à me fixer de ta cuisine. Tu n’arrivais plus à couper tes légumes sans te blesser, comme une gourde. Je t’ai observée un temps, muet. Pourquoi un tel entêtement?
Novembre est venu et je n’ai plus voulu perdre mon temps avec toi. Je t’ai proposé une évasion. Tu n’as pas voulu, tête dure.
J’ai laissé ma Q45 dans le stationnement de la Gare du Palais. À défaut d’y monter, tu en profiteras pour la rayer.
De toute façon, tu vas finir par en venir aux mains à la fin de mon nouveau projet. Il s’agit d’un projet-photo qui te donnera l’occasion de voir tout ce que tu sacrifies par pure obstination. Te rendre visible cette liberté qui t’appelle, toi aussi. Les voyages, Clara, les voyages! Les voyages tout-inclus, les voyages de backpackers, les voyages spirituels en Inde, les croisières culturelles, les tournées de festivals de musique, tout ce que tu veux! C’est tellement plus vrai que les livres, les voyages! Il ne s’agit pas de lire qu’il fait chaud, c’est ta propre sueur que tu sens. Et le sexe, Clara, du sexe dans tous les hôtels du monde, du sexe sur toutes les plages, dans toutes les sortes de voitures, dans toutes les piscines intérieures, extérieures, chauffées, pas chauffées; du sexe dans tous les lacs, les rivières, les mers, les fleuves, les océans! C’est ça, le monde, Clara, et c’est beau! Le projet-photo, c’est ma façon de te soustraire à ta prison en t’emmenant avec moi.
Sur le premier cliché, me voici souriant à côté du train, je t’envoie la main.
Les portes du train se referment. Dans la cabine, j’arpente mes quatre mètres carrés comme un fou en camisole de force. Pendant que toi, sûrement, dans votre chambre, tu t’es remise. Comme on remise les objets saisonniers. Tu empruntes les rues où nous avons voulu ne plus nous revoir. Tu te rappelles ta tête haute, victorieuse, et puis ta cheville qui se vire à être trop sûre de toi.
Nous n’avions rien à dire. Tu avais besoin que nous n’ayons rien à dire. Tu détournais ta tête qui n’arrêtait pas de m’embrasser. Je n’ai plus vu que tes cheveux. De derrière, tu es comme toutes les autres : un brin de suffisance, un brin d’insignifiance. Je voulais cueillir ta rose, Mignonne, et pénétrer ton franc sourire. Mais.
Tu t’es emmitouflée sous des dizaines d’épaisseur. Il ne fallait pas prendre froid. Pourtant, n’est-ce pas que tu gèles depuis que tu ne me souris plus?
Indifférent aux sapins qui défilent à la fenêtre du train, je pense à ta cuisine. Cette pièce où tu es tout le temps. Où je ne suis jamais. Où l’on ne peut pas se rencontrer. Où je te perds chaque jour que tu refuses de prononcer mon nom.
Tu sais que je le sais, que ta carcasse grince à force de te maintenir dans un état normal, à force de faire fi du trop-plein qui te noie. Mais c’est là seulement, dans ta noyade, que je trouve mon repos.
Plus les kilomètres s’accumulent entre nous, moins j’arrive à te pardonner tes faiblesses. Quelque chose de cru refroidit mon ardeur, le métal de la défaite. Quand j’arrive à toi, je me défais en une pluie à siaux.
Toujours dans le train, je revois les yeux noirs de Raïssa, les hanches généreuses de Nicole, les seins trop gros de Marie-Ève, et puis le corps blanc de Rachel et la longue bouche de Sarah. Les images s’empilent les unes sur les autres et sur le mur beige de la cabine se dessine un chaleureux dîner sur l’herbe. Et toi, tu viens nous rejoindre avec ta robe fleurie sous laquelle s’engouffre le vent. Tu préfèrerais penser que tu es la seule, mais on ne meurt pas d’amour, Clara. La preuve est que tu me survis. Tu vaques à tes pseudo-occupations. Tu te saoules sûrement beaucoup. Mais pas autant que moi, dans ce wagon. Quand ils vont me présenter la facture de tous les scotchs que j’ai bus, je passerai ma carte sans regarder. Moi, je ne sais plus où j’en suis, dans cette cabine. J’essaie de me convaincre que je suis en pleine possession de mes moyens. Qu’enfin, je concrétise le lâcher-prise tant prôné par tous les imbéciles. Mais je sais bien que je suis simplement en train de me soûler pour la énième fois. On dirait que je fonds sur mon siège, que mon corps est trop flasque pour se tenir assis. Je descends doucement du banc jusqu’à m’allonger complètement au sol. Je pense à tes cheveux blonds, ébouriffés, je les empoigne pour t’embrasser. Et tu empoignes ton livre, ton crayon, ta pelle ou tes poivrons pour ne pas empoigner mes fesses dans de fumeux rêves d’alcoolique. Quand ça te prend d’avoir envie de m’écrire. Quand ça te prend d’avoir envie de m’étreindre, peut-être.
Tu es blême, Clara, dans ton salon, à force de t’éteindre le goût de moi.
Ça va aller, tu vois, ça va. Il ne se passe rien. Si tu ne dis pas qu’il se passe quelque chose, il ne se passe rien. C’est comme une enquête policière. Je n’ai rien à déclarer, Clara, merci, bonsoir.
Le train s’est arrêté. J’entends le brouhaha des transits. Je me redresse péniblement en m’appuyant sur la petite table en verre. La transe est finie, je me précipite dehors.
Je t’envoie une deuxième photo, je suis avec Marcus, le conducteur de la navette menant à l’aéroport de Montréal. Il fait dire que tu es très sexe dans ta cuisine.
L’avion rend libre, Clara, non seulement parce qu’il nous arrache au sol et nous oblige à un abandon total, mais aussi parce qu’on ne sait jamais avec certitude ce qui se trouvera à l’arrivée. Chaque fois que j’y monte, j’ai l’impression que tous ces gens n’ont que des billets aller-simple. Qu’ils ont tout vendu, ont envoyé promener leur employeur peut-être même leur femme, et qu’ils s’en vont jouir ailleurs. Incognito, bien dans ma peau, je recommence ma vie à zéro, chantait Céline. C’est ça, Clara, si tu savais. Mais tu te rebiffes contre moi. Tu me rends presque mauvais.
Al Hoceima, Maroc. Tu ne me crois pas? Regarde la troisième photo, la pancarte derrière moi est écrite en arabe.
Sur ton four mijote un tajine du Maroc. Que tu n’as jamais visité. Moi, je pisse partout au Maroc. Je t’y pisse dessus.
La plage s’étend devant mes yeux usés de toi. Les vacanciers vont se baigner. J’enfile mon suit de plongeur en leur faisant croire que je plonge. Je reste en surface, toujours. De toi, de moi. Je te vois dans l’eau de poissons colorés. Ta cuisine existe dans la mer d’Al Hoceima. Tout peut exister à Al Hoceima parce que tu n’y mettras jamais les pieds. Le Maroc, c’est aussi Pékin, c’est Milan, Madrid, Chicago, Paris. Toutes ces cultures s’interpénètrent dans ta tête, elles s’enfilent les unes aux autres. Comme je te veux, Clara, dans le Pékin du Maroc! Je te dis ça sans rire. Depuis que je suis ici, je n’arrive plus à me moquer. Quand je ris, ça me tord le ventre. Même l’alcool ne m’assomme plus, et je te revois en pièces détachées, répétitives.
Sur la photo que voici, un banc de poissons multicolores; sur l’autre, j’ai osé le Speedo rouge.
Dans le train qui quitte Al Hoceima, je remarque une fille bronzée et blasée. Elle m’enveloppe de ses désirs. Elle veut que je la touche, que je descende ma main sur sa poitrine. Calmement, je lui souris. La fossette de la vengeance. Elle tend sa main vers la mienne. Quand elle se dresse pour commander un scotch, tu t’évanouis sur ton plancher, Clara, tandis qu’elle se love dans les bras de l’inconnu que je suis. Je t’envoie deux photos : une avant et une après.
Dans ta marmite, un tajine marocain. Tu ne sors pas de là depuis bientôt quinze ans, Clara, ça fait peine à voir, comme si tu pouvais concocter un mets du Maroc. Tu me fais crissement rire.
Sur le tablier noir, tu essuies tes mains. Il faudrait le laver. Tu tournes les morceaux d’agneau et de poulet. Tu replaces ton foulard.
Je le vois, Clara, à tes hanches, ta moue délicieuse, tes petites phrases. Tu es une sensuelle. Malgré tout ce cirque que tu construits, Clara, je t’ai reconnue. Bien sûr, tu nies et ajoutes des épaisseurs, mais tu es toute nue, Clara, et tes armes sont en styromousse.
Je devais rester à Paris pour quelques bonnes photos, mais tu me textes que tu veux que je revienne. Voici quand même cette dernière, je porte ma nouvelle casquette où la tour Eiffel remplace la lettre « A » dans le mot « Paris ». Je reviendrai avec toi t’en acheter une.
Je prends le premier vol de l’aéroport de Paris-Charles de Gaulle. Évidemment, je n’ai rien vu du haut du ciel, je ne rêvais qu’à te faire l’amour.
À la Gare du Palais, ma Q45 est impeccable.
Tu as accepté un rendez-vous en bonne et due forme. Le projet-photo t’a clairement tenue en haleine : tu veux me voir.
Je démarre et je roule sur le boulevard Charest. J’emprunte l’autoroute Laurentienne pour sortir sur Wilfrid-Hamel Ouest. Il avait fallu trouver un endroit secret. Rien de mieux que le Motel Jann.
Je stationne ma Q45, Marcel me salue et me donne la clé de la chambre 45.
Assis sur une couette fleurie des années 1980, je peine à croire que j’ai fini par t’avoir. Pourtant, tu cognes déjà à la porte. Vas-tu t’offrir franche à moi? Ta petite face d’égarée dans l’univers ne va-t-elle pas me désoler? Il y a quelque chose d’intolérable à ce que je te possède. Au fond, tu es une séductrice inaltérable et moi, au mieux un comédien, au pire, un pantin. Je pourrais te dire de partir, qu’on n’y arrivera pas.
Quand j’ouvre la porte et que je vois tes joues rougies par les sanglots, je ne peux réprimer un sourire. Un violent coup au visage me prend alors par surprise. C’était peut-être à cause de ma casquette de Paris que tu voulais me corriger. Tu te précipites sur moi en me martelant de tes poings, et j’éclate d’un rire bruyant. Ce beau corps sculpté ne peut donc pas me faire plus mal que ça? Ton bras, que tu pensais puissant, n’est que ridicule. Je l’agrippe et te force à t’asseoir par terre. Es-tu perdue, petite fille? Je ramasse mon manteau de cuir et je pars. Tous ces efforts en vain.
Le lundi suivant, quand j’arrive au bureau, tu n’es pas dans ton logement. Chez toi, des déménageurs fourmillent parmi lesquels je reconnais ton mari, qui me toise sévèrement. Tu lui as dit, sans doute.
Que j’ai presque gagné.
Il ne restera bientôt que la pancarte d’un courtier.
Je songe à la prochaine voisine.