L’homme n’apprend à se taire qu’à l’école du malheur.
– Sénèque
Jour de fête
Depuis les coulisses, j’écoute attentivement. Les murs de ma chambre laissent passer le son de la fête. La musique est forte. Moins forte que les voix. Elles portent, s’élancent dans tous les recoins de la maison. Elles racontent les premiers pas de l’enfant, l’opération des dents, les fiançailles des parents. Elles résonnent en chœur dans la maison. Elles racontent ce qui est, elles te délaissent, petit frère. Elles savent que tu ne les entends pas. J’entre en scène, le silence s’installe.
Silence
Mon silence est éloquent. Beau parleur, envoûtant.
Mon silence est en colère. Il voudrait tous les faire taire, pour toujours. Leur rappeler que tu vivais, avant. Que tu devrais être là avec moi. Il se souvient, me convoque et m’entraîne vers la salle blanche souvent. Il s’y sent bien.
Je les laisse m’observer. À la table des enfants, le bruit revient. On mange beaucoup, les assiettes se remplissent pour se vider aussitôt. Entre deux postillons, les discussions s’enflamment autour de thèmes importants. La directrice du centre d’accueil enceinte, mauvaise mère avant même l’accouchement. Le petit Samuel qui ne veut plus voir ses parents. Mais que font-elles de toi ? Elles t’oublient. Elles te laissent seul au fond de ton trou. Ce n’est pas le lieu pour penser à toi. Aujourd’hui, il faut être heureuse.
Dans la salle blanche, on voudrait me soigner. Me faire parler. Je prends tout, la pitié, les pilules et le calme. Je ne dis rien. Ils appellent ça la dépression. C’est ce qui arrive après, ils disent. Après le pire. Ils ne savent pas. Le silence est différent. Moins triste, plus dangereux. Si je m’oubliais un peu, il me prendrait tout entier.
Silence
Il ne faut pas pleurer. Pas ici. Pas à l’anniversaire de papi. Tu aurais aimé cette journée. Elle en devient répugnante.
Tout devient plus fort, je me sens lourde, fatiguée d’écouter.
Une voix. Un sourire. Son bras sur mon épaule. Tante Anne veut me voir heureuse. Elle me vide entièrement. Je lui aurais parlé, si j’avais la force. La force de l’aimer, d’avaler ma salive et d’articuler un mot à la fois. La force d’aimer le bruit, celui qui te tue un peu plus chaque fois. Tante Anne me parle beaucoup, mais j’aimerais qu’elle comprenne, surtout. Qu’elle te laisse un peu de place, que ton souvenir écrase sa joie forcée face à moi.
J’ai besoin de la salle blanche. Qu’on me donne ma dose. J’ai besoin de toi.
Parce que mon silence vient de toi, petit frère.
Même en grandissant, tu es resté fragile. Tu es resté un enfant. Qui criait, qui pleurait. Beaucoup. Je ne voulais pas que tu te taises. Je te tenais bien trop fort dans mes bras. Tes cris me réconfortaient. Tu es en vie, je me disais.
Mais le silence n’est jamais loin. Il savait ta peur de la nuit. Le silence n’aimait pas tes cris, ton corps fébrile qui s’accrochait à la main de papa. Le silence, c’est la maladie. La fatigue, la fièvre. Ce sont mes pleurs aussi. Le silence à l’enterrement, la petite boîte, et des lys dans mes mains.
Il n’y a plus que ta chambre vide, et l’anniversaire de papi que je ne supporte pas. Mon silence, c’est le tien, le nôtre. Ce besoin de s’étouffer pour ne plus parler; Tante Anne, impuissante face à moi.
Je vomis mon repas dans les toilettes. La porte s’ouvre, puis se referme. Quelqu’un m’observe. Papi est là. Il introduit doucement son silence au mien. Ses bras viennent me serrer fort, plus fort que le bruit dehors. Papi sait. Il comprend cette bouche qui ne parle pas. Papi sent la fièvre de ton corps au travers de ma joue. Brûlante. Il sent la colère de tes cris dans mes tremblements. Il ressent ce qu’il y avait avant aussi. Avant la maladie. Il ressent le souvenir de ta vie dans mes bras. Il se tait. Il sait. Son silence est vivant.
Souvenirs
Je ne peux pas parler de toi. J’écris. J’essaye de me rappeler ta voix, sans réveiller tes cris. Tu disparais. Ton visage disparaît. Ton histoire se transforme, s’efface de nos mémoires. Bientôt, je ne saurai même plus qui tu es.
Je ne parle toujours pas. J’écris beaucoup et je ne publie pas. Parce que cette histoire ne sera jamais assez bien écrite. Parce que je ne saurais jamais décrire ce qu’il me manque aujourd’hui. Et si un jour je parle, ce ne sera qu’un faible mirage de la réalité qui ressortira.
Parce qu’il sera toujours là, à taire ce qui devrait être dit. Le silence restera, petit frère, parce que tu es parti.