Je relis sans cesse Ventriloquies[1], depuis le début de ce projet. La pensée mouvante et profonde, l’ambiguïté des deux autrices face à la maternité, résonnent en moi, me donnent la permission de refuser la maternité, et de la questionner, de m’en sentir habitée.
Au sujet d’une visite à Petite plaisance, la maison de Marguerite Yourcenar, dans l’île des Monts-Déserts, en Nouvelle-Angleterre, Mavrikakis écrit à Delvaux : « Et là, tu vois, moi, qui suis loin de croire aux bienfaits de la maternité, moi qui hurle devant celles qui prétendent que cela nous change, j’ai pensé méchamment que Yourcenar était seule, sans aucune descendance, pour vouloir garder sa maison intacte, pour n’avoir aucune envie de la léguer, de la faire détruire, saccager par les génération à venir. »
Mavrikakis glisse comme si de rien n’était : « j’ai pensé méchamment ». Est-ce que je peux assumer que je pense méchamment ? Est-ce que c’est méchant d’être férocement convaincue que c’est une illusion de juste imaginer qu’on n’est pas seule parce qu’on est devenue maman et qu’on se tient chez Bougeotte et placotine avec d’autres mamans ? Comment affronter, écrire, mon dégoût et tout le ridicule que m’évoque le cardio-poussette, descente de vessie à la solde, ma hantise des planchers pelviens ravagés à ramancher ? Je redoute ce que je ressens face à la destruction du corps par le passage d’un enfant et à la dépossession que j’imagine totale de soi ; un mélange de rage, de révolte, d’impuissance. Derrière cette peur (pas certaine que ça soit le mot juste) se cache une distance face à mon propre corps, une tentative vaine de le protéger de la dévastation, une distance contradictoire parce que j’ai la vive sensation d’être mon corps et que ce qui lui arrive m’atteint intérieurement ; un espace coriace que j’essaie d’abolir, mais qui a la peau dure.
La honte est à la mode, on a tous honte, on se sent inadéquate (ce mot), on veut en témoigner, être honnête, ne pas juger mais comprendre. Je suis déchirée entre l’impression de tomber dans un courant, de me regarder le nombril, et celle d’être entourée, soutenue dans ma tentative, grâce aux livres des autres femmes qui peuplent mon imaginaire, ma table de travail et ma maison.
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Mon fil conducteur devient liquide, flou, à la lumière des événements des dernières semaines :
- la mort de ma chatte, compagne des dix-huit dernières années, qui laisse un vaste trou dans mon cœur;
- le souper d’anniversaire d’un ami où une douzaine d’enfants vigoureux m’ont à la fois cassé les oreilles toute la soirée, franchement amusé et fait chérir plus que tout la paix et le silence, chez moi, au retour ;
- ma grand-mère maternelle vit ses derniers instants sans aucune sérénité, dans une sorte de colère et de résistance ; le cœur brisé de ma mère ;
- la voix de la dame qui m’a répondu, alors que je lui proposais un poème pour la suite du monde, lors d’une activité littéraire, rue Cartier : « pourquoi j’écouterais vos niaiseries ? » Pourquoi, en effet, madame ? ;
- la beauté de l’automne et la fatigue qui vient avec, comme si moi aussi je perdais mes feuilles, je devenais grise et me refroidissais doucement ;
- les questionnements sur la vie littéraire, sur ce que veut dire « vivre de sa passion » et accepter de travailler souvent pour des pinottes ; ne plus savoir pourquoi on le fait, ni si on est toujours habitée, ni si on est à sa place.
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Égoïste, lâche ou courageuse ? La seule certitude que j’ai, fin août, début septembre 2011, c’est que je ne veux pas mettre le pied dans l’univers des mamans. M’en tenir à l’écart est peut-être le seul pouvoir que j’ai d’être la femme que je veux et non celle que mon sexe ou mon époque me dictent.
M’en tenir loin, même si pour l’instant, je me trimbale avec un enfant invisible dans le ventre, moitié pleine d’amour malgré moi, moitié dégueulasse et empotée.
« Il faut faire des enfants, tu vas le regretter sinon. La meilleure chose que j’ai faite après avoir perdu mon premier enfant a été d’en faire un autre, tout de suite. » Les paroles d’une ancienne belle-mère, entendues des années plus tôt, me hantent, même si sur le coup, elles me semblaient pathétiques. Elle m’en avait mis plein la vue avec sa posture lettrée, intellectuelle, mais elle avait pris une méchante débarque dans mon estime, notamment avec ce genre de propos. Sur le coup, et encore plus à présent, j’aurais voulu lui cracher au visage à quel point elle faisait fausse route, que sa tranche de vie ne regardait qu’elle, et que moi, je ne regretterais pas ; mais si je suis sûre de moi à ce point, la tristesse et la culpabilité m’envahissent tout de même et j’en déteste encore plus cette femme. Ses vieilles paroles dépassées me font douter.
Lors de l’échographie, quand la médecin applique le gel froid sur mon ventre et commence à y déplacer la sonde, je ferme les yeux.
[1] Martine Delvaux et Catherine Mavrikakis, Ventriloquies, Leméac, 2003.