Il va foutre le feu à un Arabe. L’idée lui taraude les méninges et les tripes depuis quelques jours ; il la mettra à exécution ce soir. Fébrilité. Rage. Impatience. Au début, il a pensé à la station-service pas loin d’ici. Pompe n° 3, remplir le bidon d’essence, approcher le type, n’importe lequel pourvu que ce soit un des leurs, et voilà.

Il a pris le temps d’étudier la routine des lieux. Identifié parmi les habitués les têtes brunes et frisées, ces sales gueules au teint basané. À ses yeux, ils se ressemblent tous, mais il en a quand même repéré deux. Un gars qui vient acheter de la bière, mal habillé, maigre, crasseux, sans doute un de ces parasites toujours en train de mendier devant le IGA. Et puis un chauffeur de taxi. C’est là qu’il a changé ses plans. Pourquoi agir au Petro-Canada sous le regard infaillible des caméras de surveillance et au risque de blesser des enfants, ou même l’employée de la station – il l’aime bien, cette fille, avec ses longs cheveux décolorés et ses tatouages, ce serait vraiment dommage.

Tiens, d’ailleurs, cette nuit, il a rêvé qu’il l’embrassait, puis qu’elle lui taillait une pipe. Mon dieu, cette bouche… Quand il vient chercher le journal, de la gomme à mâcher ou des billets de Loto Québec, il n’arrête pas de la fixer. Ça et le reste, plus bas. Hébété. Hypnotisé. La caissière a remarqué son petit manège, ces excuses bancales qu’il trouve pour choper des trucs ici, alors que ça lui coûterait beaucoup moins cher au supermarché. Elle s’en fiche, on dirait.

Alors, non, vraiment, pas le Petro. Ridicule de s’exposer alors qu’il lui suffit de marcher vers la station de taxis à trois rues de là, d’embarquer dans la première voiture venue pour une course, par exemple en direction de l’aéroport. La plupart des conducteurs viennent d’Afrique du Nord. Ou de pays islamiques bien souvent en guerre – même pas capables de vivre en harmonie comme tout le monde, ces barbares : c’est dans leurs gênes, toute cette haine, ou quoi ?

Ah, ce qu’il a hâte. Il grimpera, s’assiéra sur la banquette arrière. Il opinera, poli, indéchiffrable. Au feu rouge, il aspergera de carburant le type au volant. Giclées. Briquet. Flammes, flammes, flammes. Ensuite, vite, sortir du véhicule, s’enfuir. Disparaître. Et personne ne saura que c’est lui l’incendiaire. Jamais.

*

22h08. La nuit a englouti le quartier. Il sort, son jerrycan à la main. Au bout de deux cents mètres, il frissonne. Les nerfs, combinés à la fraîcheur de l’automne. Il marche tête haute pour se rassurer, se surprend à scruter les étoiles. Tous ces points qui scintillent dans la noirceur, merde, il se sent perdu. Soudain si petit, si vain. L’inconscience de son geste à venir le rattrape. Flancher, rentrer, se planter devant la télé ? Il se reprend. Non, non, non, il a une paire de couilles grosse comme ça – geste évasif, indistinct dans la pénombre. Il va le faire. Là, maintenant. Et on ne le coincera pas. Ah, mais il ne se dénoncera pas non plus ! Lui, il n’aspire pas à la célébrité. Il laisse ce genre de choses aux détraqués. Quoique. Il repense à cette fois où, ivre mort, il a soufflé à un copain, bien bourré lui aussi, que le tueur de la mosquée de Québec n’avait pas fini le travail. Une mauvaise blague. Encore que. Il ne sait plus. Quelle importance ?

Rires nerveux. Râles haineux. Oscillations du corps.

*

Foutue tremblote. Il n’a pas peur, pourtant. L’excitation, sans doute ? Il s’arrête sous la lumière crue d’un lampadaire. Silhouette hagarde. Ombre hallucinée.

Alors, il y va, ou pas ? Il hésite, inspecte les environs, regarde derrière lui, à gauche, à droite, s’agite avec son contenant de plastique sombre. Pas discret. C’est maintenant ou jamais.

Au carrefour suivant, des taxis roulent au pas, à la queue leu leu. Il hèle le premier de la file, panique, se ravise, non, merci, pardon, mauvaise idée ; s’il quitte précipitamment la voiture, avec les cris, la fumée et l’odeur de méchoui, ceux de derrière vont se poser des questions, peut-être le prendre en chasse.

Il poursuit son chemin, tourne au coin de la rue. L’enseigne de la station-service grésille et se découpe sur l’immense, l’infinie toile de fond nocturne. Il observe quelle vie se déroule de l’autre côté de la vitrine du poste d’essence. Déception. La fille de ses rêves ne travaille pas ce soir. Frustration. Raison de plus. Il change de trottoir, revient sur ses pas.

Feu tricolore, passage piéton. Un taxi s’approche, pas de client à l’intérieur. Le véhicule freine, ronronne le temps que la lumière passe au vert.

Discrètement, il dévisse le bouchon de son bidon d’essence, interpelle le conducteur qui, derrière le pare-brise, opine.

La portière se déverrouille, il monte. Le chauffeur lui adresse un bref coup de menton :

– Vous allez où ?