Voilà, ils débarquent. Les gens de la région n’ont pas ressenti ça, on dirait, depuis août 44 en France, quand la Waffen-SS ou des unités de la Wehrmacht qui battaient en retraite fusillaient à tout-va des civils, histoire de leur montrer que.
C’est sûr, ils font le pied de guerre pas loin d’ici, cagoulés et tout de noir vêtus. D’ailleurs, des badauds jurent en avoir vus, juste là, aux portes de la ville, qui levaient bien haut leurs pancartes et leurs drapeaux obscurs. Les commerçants tremblent rien qu’à l’idée que cette marée d’anarchistes, de vandales sans foi ni respect des lois et des règlements, puisse déferler dans leurs rues paisibles. Des restaurateurs, des patrons de bar et des vendeurs de souvenirs et de sirop d’érable s’évanouissent à la pensée d’une marche sur Québec. On n’est pas loin d’un anschluss libertaire.
Les assureurs n’ont rassuré personne. Les forces de l’ordre quant à elles répètent que tout ira bien – pas besoin d’un périmètre de sécurité sur l’ensemble du territoire. Quelques-uns malgré tout ont barricadé leur officine. D’autres ont recouvert leur vitrine de simples panneaux de contreplaqué ou d’affiches annonçant « s’il vous plaît, épargnez-nous », au cas où.
Samuel ricane en constatant l’étendue de la psychose générée par la tenue du G7 à la Malbaie, à plus de cent trente kilomètres de là. « Dommages collatéraux, mon cul », souffle-t-il entre deux rasades de bière blanche. Attablé avec son ami Kevin à la terrasse d’une microbrasserie de la rue Saint-Jean, il secoue sa tête aux cheveux ras coiffée d’une casquette à l’effigie des Pirates de Pittsburgh. Ces devantures calfeutrées, vraiment… Même les passants évoluent tête baissée, la mine apeurée. À quoi ils servent, alors, ces deux mille et quelques soldats des forces armées canadiennes, ces réservistes du 34e et du 35e Groupe-brigade du Canada autour du sommet mondial au Manoir Richelieu ? Pas moyen d’être relax, de boire une pinte tranquille en écoutant du 3 Doors Down ; le spectre du black bloc hante l’actualité et les mentalités. Chacun imagine cet immense cauchemar tapi dans les moindres recoins, prêt à fondre, en hululant, sur des milliers d’âmes innocentes qui auraient le malheur de travailler, de commercer ou de se promener ici-bas.
Samuel s’emporte. Il déteste ceux qui manifestent autant que ceux qui veulent régir et contrôler la population. Des pleurnicheurs, voilà ce qu’ils sont, tous. Des chochottes qui voudraient que le monde tourne autrement, sans exploitation de ceci, sans racisme cela. Des crétins qui gueulent ou qui cassent tout. Ou qui font les deux, comme s’ils avaient inventé l’eau tiède avec leurs revendications. Et bien sûr, à côté de ça, tu as des autorités, stupides ou corrompues, ou des groupuscules d’un autre bord, guère plus malins, qui tapent sans distinction sur tout ce qui bouge. Enfin, pas tout à fait : plus sur des étudiants à lunettes ou des végan maigrichons ou, à l’opposé politique, sur des beaufs tatoués, des quadras réac’ mous du ventre qui arborent des chandails à tête de loup. Facile, trop facile ! Si au moins la police ou les Antifas se battaient contre des mecs d’Atalante Québec, par exemple – ceux qui fréquentent le club de boxe La Phalange – bah au moins, y aurait du sport, du spectacle. Mais là… Au milieu de ce bordel, tu ne choisis aucun camp. Fuck you ! Tu restes en dehors et tu bois une bière.
Samuel n’a de cesse de le répéter, la solution, il la connaît : l’avenir, qu’on le veuille ou non, relève des technologies de l’information et du chacun pour soi. Les algorithmes. Google. Uber. Paypal. Facebook. Le libéralisme. Le transhumanisme. Ça, man, c’est ce qui nous sauvera tous. Du chômage, de la maladie, de la famine, de la guerre nucléaire. L’intelligence tactique pure, sans affect. La réponse calculée, sur mesure, aux besoins de chaque être humain. Point. Donc, que les geignards prennent leur avenir en main ! De toute façon, un jour, tous nos faits et gestes seront surveillés dans les moindres détails, et à la première connerie, au premier grabuge qui sert à rien sauf à emmerder la libre entreprise, boum !, tu recevras un avertissement. Et si ça ne suffit pas, t’auras un drone qui t’enverra, genre, un mini-missile ou, mieux : une décharge électrique dans le cul. Ça calmerait tout le monde, pas vrai ?
Samuel termine d’un trait sa logorrhée, puis sa bière.
En face de lui, Kevin, la petite vingtaine et un visage revêche couvert de taches de rousseur, ne sait pas quoi répliquer. Son ami doit avoir raison : après tout, il bosse dans l’informatique – Kevin ne se souvient plus exactement de ce qu’il fait, à part que c’est lié aux ordinateurs et à l’Internet. Samuel a toujours été fort en maths à l’école. Kevin admire sa logique et sa façon de se rallier à personne sauf à lui-même. Il aimerait pouvoir en dire autant. D’accord, ces dernières semaines, il a nourri une douce colère à l’égard du marché du travail et des excès de la société de consommation. De là à se ranger du côté des casseurs… Mouais, bof. Compliqué, tout ça. Kevin n’a pas fini son secondaire cinq, et depuis des années, il enchaîne les petits boulots, des quarts éprouvants dans la restauration – milieu qu’il a quitté sur un coup de tête parce qu’il en avait marre, quand même, de trimer super tard tous les soirs en plus d’entendre le patron chialer à longueur de journée qu’ils ne disposaient pas assez de personnel – ou des shifts de nuit, en tant que préposé à la production dans une usine de fabrication de biscuits. Encore un job où l’on exigeait des candidats capables de travailler « sous pression ». Les employeurs n’ont d’ailleurs que ces deux mots-là à la bouche. Rester sur le qui-vive pour être certain de la gagner, cette foutue vie, c’est à ça que se résume, de nos jours, un projet professionnel. De la merde, oui ! Kevin a perdu son poste avant-hier, pour une raison vaseuse, une histoire d’horaires, de retard de deux ou trois minutes, franchement, il n’a même pas compris. Viré en un claquement de doigts. Et maintenant, il cherche autre chose, s’imagine retourner aux études, ne serait-ce que pour décrocher un diplôme.
L’autre soir, il est tombé sur un tract du Réseau de Résistance Anti-G7. Si de prime abord, il ne s’estimait pas concerné, avec le temps, ça le saoule de devoir supporter des boss radins et toujours mécontents. Il aspire à en découdre, ouais, pourquoi pas, et à exprimer haut et fort son ras-le-bol. En revanche, il ne veut pas que Samuel l’apprenne, ça pourrait gâcher leur amitié. Entre eux, ils n’ont jamais parlé de politique. Quand Samuel s’est prononcé en faveur de Trump – sur certains points en tout cas –, Kevin n’a rien trouvé à objecter. C’est loin, les États-Unis, pour lui. Loin de sa réalité. Tout comme les Syriens ou les Haïtiens exilés, que Samuel a pointés du doigt il n’y a pas si longtemps, en insistant sur le fait que, oui, le Canada avait de grands espaces à combler, mais que, quand même, c’était normal de ne pas toujours ouvrir sa porte à n’importe qui. Qu’il fallait forcément opérer un tri, des tests, des quotas, attendre une contrepartie. Les lois des nombres et du libre-échange. Kevin, qui n’avait pas d’avis tranché, s’était tu comme d’habitude et avait plongé le nez dans son assiette de nachos. C’est sûr qu’il en voulait pas mal aux entreprises de son pays de laisser des Chinois, ou des Pakistanais, effectuer les mêmes besognes que lui pour trois ou quatre fois rien et sans doute beaucoup plus vite, à l’autre bout de la planète. Est-ce qu’un gars venu d’un pays en guerre au Moyen-Orient allait lui « voler » sa place à l’usine ou sur un chantier, ça, il n’avait jamais réfléchi à la question… Aujourd’hui, il comprend que les gens puissent fuir, de gré ou de force, leur quotidien. Lui-même demeure un réfugié dans son propre pays, dans sa propre existence ; un mec qui s’est échappé, d’abord, d’une cuisine où l’été on cuit comme dans l’un des neuf cercles de l’enfer, puis, même s’il ne l’a pas souhaité, de l’aliénation du travail à la chaîne. Et s’il n’a jamais pesté officiellement contre ces conditions, c’est parce qu’il ne savait pas qu’il avait le choix – qu’on peut contester, vouloir changer, non : brusquer les choses pour améliorer son existence. Ça ne lui a jamais traversé l’esprit. Étant donné que Samuel ne jure que par l’entrepreneuriat et le business, inutile de s’obstiner avec lui, là, maintenant. À ce jeu-là, Kevin se doute qu’il perdra de toute manière, parce que Samuel a de tout temps été un crack en maths. Les chiffres gouvernent le monde ; les chiffres ont toujours raison.
Samuel hèle la serveuse. Kevin précise qu’il ne prendra rien d’autre, merci. Hochement de tête de Samuel, qui se résigne à une fin de party. Ils paient chacun leur verre, se lèvent, rejoignent la rue. Au reste, ils n’ont pas grand-chose de prévu cet après-midi. Samuel a pris une journée de congé vu que tout le monde, n’importe comment, chiait dans son froc à cause de la présence probable des émeutiers dans le centre-ville. Kevin, lui, ignore s’il regardera la télé, une énième série sur Netflix. Peut-être qu’il jouera à la console. Ou qu’il fumera un joint, en pensant à ces immigrés clandestins prêts à se tuer à la tâche sans rechigner, à moins qu’ils ne comptent sur des allocations. Est-ce qu’il les envie ? Est-ce qu’il les déteste ? Bon, mais sinon, à quoi pourrait-il passer son temps ce soir ? Il n’a même pas de copine avec qui baiser.
Il aimerait se sentir utile, à vrai dire.
*
Le jour décline. Sur les trottoirs du boulevard René-Lévesque, le soleil fond par plaques entières, rouge orangé. Après dix-neuf heures, des centaines de personnes rassemblées contre le G7 atteignent le Centre des congrès, suivies de près, étrange et quasi silencieux cortège, par une escouade de policiers antiémeute. Aucune trace des casseurs tant attendus. Depuis des heures, des journalistes cherchent la petite bête, ne la trouvent pas, et les amateurs de sensations crient à l’arnaque médiatique, au scoop bidon, au « black flop ». Ceux qui défilent avec un masque ou un foulard sur le bas du visage osent bien lever quelques poings et scander des slogans anticapitalistes, mais toute menace d’explosion sociale semble exclue. Seul pétard mouillé : un idiot venu se joindre à la foule avec, dissimulé dans son sac, du matériel incendiaire. Aussitôt repéré, aussitôt éteint.
Au même moment, sur la Grande-Allée, des manifestants d’un groupe identitaire au nom et au motif lupins se trouvent relâchés par une poignée d’agents, après avoir été confinés pendant plusieurs heures dans le stationnement du Complexe G. En haut-lieu, on a décidé de les laisser marcher eux aussi. Peut-être même a-t-on voulu qu’ils se répandent tout près de leurs extrêmes, de l’autre côté du Parlement, afin de constater comment les gens se bouffent le nez. Cafouillage policier ou manipulation, on ne sait pas, les bêtes humaines maintenant hurlent, se ruent vers le boulevard parallèle, et resserrent leurs rangs griffus, poilus, sous l’œil catastrophé de membres de forces de l’ordre pas au courant de la manœuvre et littéralement dépassés par les événements. Coups de gueule. Dans un coin, un type fout le feu à une poubelle. Un autre lance des projectiles. Début des hostilités, cohue.
Les manifestants anti-G7, qui ont compris que la horde se déversait sur eux, ripostent. Des objets lourds et enflammés volent dans les deux sens. Détonations, cris outrés, crocs montrés, gaz lacrymogènes. Deux membres masqués de la procession jusque-là pacifique s’arrêtent, s’accroupissent, mettent le feu à des drapeaux du Canada et des États-Unis. Ça chauffe. Juste en face, les identitaires ragent, les prennent à partie. Des policiers s’interposent, calment plus ou moins le jeu, font barrage.
On se lorgne en loups de faïence. On se renifle à distance. Les pro-immigration jettent des œillades féroces aux anti. En retour, leurs adversaires aboient des insultes. De part et d’autre, on serait prêts à se déchiqueter. Des citoyens portant des pancartes « Québec sans peur et sans haine » et « Compassion sans frontières » vomissent leur fureur à l’endroit des identitaires. Lesquels grognent de plus belle. Ceux qui s’affirment pour voudraient museler ceux qui s’affichent contre, et inversement. Ça gronde, ça mugit, l’écume aux lèvres, les canines saillantes.
Au premier rang d’une de ces cavalcades, un visage constellé de taches de rousseur et qui n’est ni cagoulé, ni dissimulé sous un foulard, passe de la rogne à la plus grande stupeur. Kevin vient de reconnaître son ami informaticien, bouillonnant de colère dans le camp adverse.