Des charmantes petites têtes. Blondes. Brunes. Châtaines. Il y en a des noir de jais. Des chauves, adorables menus crânes d’œuf, des blanches – pour cause d’albinisme. Des lisses, des bouclées, des fines, des crépues. Toutes mignonnes, à leur façon. Toutes ingénues.

Les bambins n’ont pas plus de quatre, cinq mois. On voudrait pouvoir les rassembler au lendemain de leur naissance mais le recensement prend du temps. Alors, voilà.

Ils piaillent, piaillent, piaillent, nus comme des siponcles et défilent, les uns serrés contre les autres, sur le tapis roulant en acier inoxydable. Éclats de lumière industrielle éperonnés par le fer immaculé. Des milliers de mâles en devenir qui piaulent à n’en plus finir. Ça roule, roule, roule et, au bout de ce qui ressemble à un rigolo toboggan, les bébés tombent les bras ballants.

À l’écart, une longue silhouette à gueule de loup appuie sur des boutons. Vacarme des machineries. Les nourrissons caquètent avant d’être déchiquetés. Bruits infernaux de la mécanique. Frictions, succions.

 

Couvoir suivant, vaste tuerie, le même manège se répète. Ce coup-ci, uniquement des femelles. Dans un coin, une ombre surmontée d’une tête de cerf opère derrière une console. Leviers, voyants lumineux, rouges pour certains, noirs pour d’autres. Au bout de la rampe, les fillettes chutent, entortillées, moulinées, pulvérisées. Les appareils étouffent les vagissements, huées de vies minuscules.

Le contour cervidé continue de manier des manettes. Défilé sans fin. Précision des gestes létaux. À l’intérieur d’autres exploitations, des intervenants d’une espèce différente procèdent paraît-il en brisant ces ridicules petites nuques grâce à d’habiles installations. Ou alors, ils asphyxient les progénitures dans des sacs en plastique. Ou les gazent au dioxyde de carbone.

 

On sort, on entre, troisième hangar. Une nuée de boxes étroits et sombres. On n’y repère que des roux, de très jeunes enfants nus, à quatre pattes dans leur fange, le nez morveux, brillant. Surgie des ténèbres, une figure effilée vêtue d’un déguisement de lapin s’immisce dans l’un des enclos, attrape un gamin par la tignasse. Grognements, couinements, tremblements. La peau rosâtre du petit luit sous le projecteur disposé près d’une paroi. L’opérateur l’immobilise, lui écarte les jambes, et, à l’aide d’une lame, incise la peau du scrotum. Il coupe à vif, extrait les testicules avec les doigts, puis sectionne le cordon séminal. Le garçonnet hurle. Le tortionnaire le porte jusqu’à son alcôve et l’y replace sans ménagement.

 

De l’air, vite. On trouve la sortie, signalisation claire, en lettres de feu, là-bas, au fond. Presque une lumière au bout du tunnel.

Ouf, un pré. On respire. Quoique. Des piquets, des lignes de barbelés. Et derrière, des femmes. Obèses. Dans leur plus stricte intimité, à l’exception, ici, d’un voile sur la tête, là, d’un piercing n’importe où ailleurs. Certaines dorment, affalées sur le ventre, sur le dos. Leurs seins ballent, énormes. L’une d’elles a vu son pis arraché par une trayeuse. Une brune dont le ventre et les mamelles ondoient au ras du sol, meugle, interpelle ses amies. On en aperçoit qui tendent le cou, à l’affût du moindre visiteur. Ou d’un train qui file, à l’horizon. D’autres, plus calmes, ruminent un chewing-gum ou paissent, du pop-corn, des pépites de chocolat qu’on a répandues à leurs pieds et leurs mains.

 

Une bâtisse, imposante elle aussi, coupe court à ce paysage de prairies et d’arbres en fleurs. On y pénètre, pas le choix, pour tomber nez à nez avec des hommes, la plupart en tenue d’Adam et enchaînés à un mur. Gros, gras, grands, nerveux, musclés. Vaste choix de chairs. Le plus costaud se trouve isolé, dans une enceinte aux dimensions différentes. Il a le nez busqué, une boucle dans chaque lobe, une autre dans les narines. On a couvert ses attributs d’un slip, peine perdue. Trop imposants. C’est sans doute pour cette raison qu’on a fait de lui le géniteur en chef.

L’individu rue, bave, tourne en rond. Il arrive qu’on le libère et alors il s’élance, il saillit, il féconde.

Lumière, tout à coup. Mugissements des uns et des autres. Quelqu’un vient troubler la fête. Quelqu’un, ou quelque chose – une trogne de cochon vissée sur une masse informe, elle-même engoncée dans une combinaison. Au bout de ce qui ne ressemble ni à une main, ni à une patte, apparaît un pistolet à tige perforante captive. Tous reconnaissent l’instrument – de toute façon, c’est ça ou la pince électrique.

Stress, cris dans l’étrange bouvril. Une deuxième ombre s’interpose dans ces lieux où l’on sent soudain la sueur, les excréments, la peur. Drapée de noir, elle arbore un masque de canard, effigie, peut-être, d’un palmipède connu dans le monde des dessins animés. L’ombre-canard se meut jusqu’à une petite troupe. Tête de cochon la suit. Ils frappent les hommes qui se précipitent au centre de la pièce, les dirigent vers un tapis roulant à coups de pied dans l’arrière-train, les battent avec des barres de fer, des tuyaux, des crochets. Autour d’eux, tout n’est que béton, alliage de métaux non corrosifs, instruments de lavage et rigoles.

Canard lève son merlin et l’abat sur la tête d’un gros homme – le pauvre ne s’était pas déplacé assez vite. Craquement. Giclée. Le bruit des os concassés. La vue du sang qui se répand et s’insinue, partout. Le matador a encore en mémoire les images de cet autre agent, immense et au cou taurin, balançant de toutes ses forces un jeune homme frêle, efféminé, sur l’une des barrières. Ou de ces adolescentes à qui un employé du même grade mais d’une autre espèce, avait enfoncé des tuyaux d’arrosage dans l’anus, pour les faire exploser d’eau. De ces blondinets joufflus et tatoués, continuant de s’agiter suspendus à des crochets. De ces personnes âgées se débattant à terre, animées de soubresauts. Ou encore, de tous ces gens tremblotant, entassés sur le restrainer qui les emmène vers la saignée.

Canard hausse les épaules. Un boulot. C’est juste un boulot.

L’instant d’après, il baisse les yeux. Un poussah adipeux et à la peau flasque rampe au sol. Canard le frappe avec la masse, le rate, le frappe de nouveau. En utilisant l’emporte-pièce, il réussit à estourbir ce beau spécimen sans endommager la cervelle. Pendant ce temps, Tête de cochon a étourdi trois, quatre, huit êtres humains à la chaîne. Torrent de fluides corporels. Éclaboussures.

 

Après eux viendront les dépeceurs. Qui pour le moment s’affairent dans une étable où sont rassemblés des roux et des Noirs adultes. Un bref détour dans cette bâtisse nous montre la plupart de ces animaux bipèdes entassés par dizaines, mal saignés, le cou à moitié ouvert. Abattage à la hâte, certes, mais, une minute d’arrêt et c’est toute la chaîne qui en pâtit… En s’éternisant sur les lieux, on apercevrait aussi des carcasses éventrées, le sol bleui par la coulée de milliers de viscères qui paraissent y grouiller.

 

Nouvelle bouffée d’air frais. Une allée derrière cette dépendance sinue entre des arbres, qui mène au cœur d’un nouvel enclos ante mortem. Là, des gamins replets et à la peau pâle, nourris au sein sans doute par ces bouffies qui pâturaient il y a quelques minutes, accourent comme des chiots bien dressés, criaillent et cherchent les caresses. Ils ne pèsent pas encore quinze kilos, ils ont droit à quelques semaines, à la rigueur quelques mois, de répit.

 

Et c’est là, au milieu de ces gazouillis, qu’une conscience tente d’émerger.

 

Guillaume ouvre les yeux. Assis en tailleur, il s’ébroue au milieu du champ. La surprise le cueille. Qu’est-ce qu’il fout ici ? Et dans cette position ?

Il ne se rappelle pas de s’être promené jusque dans cette partie reculée de la ville, à l’orée de la forêt. Comment a-t-il pu… ? Ses semelles ne sont même pas crottées.

Froncement de sourcils, halètements. Il fouille les poches de son veston, y palpe ses clés, son mobile, son portefeuille, ses dix billets de vingt dollars. Rien à signaler. Si ce n’est, ce pré silencieux.

L’homme détend ses jambes et rassemble ses idées, ses sensations. Serait-il arrivé là après un vertige passager ? Un AVC, peut-être… À son âge ? Et dans une posture de bouddha, en plus ? Non, mais non. Ou alors, on l’aurait drogué, kidnappé, déposé en ces lieux, incognito ? Pfff. Ridicule.

Il jure, se reprend. Coup d’œil à son téléphone : pas de signal. Il l’éteint, le rallume d’une main fébrile. En vain. Guillaume respire plus fort. Il constate qu’il n’y a pas de voiture alentour. Ni la sienne, ni aucune autre. Torpeur, suée. Il se sent pris au piège grandeur nature, en pleine cambrousse.

 

À 36 ans, ce cadre supérieur dans une prestigieuse société de développement et de distribution de jeux vidéo n’a jamais connu de problèmes de santé mentale. Ici, il semble interloqué. Perdu.

Guillaume respire et laisse son esprit spéculer quelques minutes. Il pense, parmi tant d’autres théories, à une « amnésie dissociative » – tiens !, c’est vrai, il a lu quelque chose à ce sujet, sur un blogue. Un trouble soudain et rétrograde qui amène à oublier un traumatisme ou un événement contenant une forte charge négative. Moui… Possible.

À vrai dire, il ne sait pas comment ça fonctionne.

 

Assez songé ! C’est un homme d’action. Il se lève, effectue quelques pas, les mains dans les poches. Très vite, derrière un bosquet d’érables, une bâtisse de tôle et de béton se profile droit devant lui. On dirait un entrepôt. Guillaume veut s’y rendre, demander de l’aide, passer un coup de fil ou, mieux, négocier un transport jusqu’à la prochaine station d’autobus ou de taxi. La démarche mal assurée, les yeux et les oreilles aux aguets, le cadre dynamique avance dans l’herbe mouillée, agacé à l’idée d’abîmer ses chaussures richelieu en cuir abrasivato lisse et lustré. Il avance, évite des flaques de boue et allonge ses foulées, pressé d’en finir et de retourner à la civilisation. Pause soudaine. Il jurerait entendre des beuglements, des machines, au loin. Fracas retentissants. Vibrations qu’il ressent jusque dans les pieds, les jambes, les tripes. Il se dépêche, bon gré mal gré.

 

Guillaume vient d’atteindre le premier bâtiment. Il entre.

La puanteur, les vrombissements, les braiments l’étourdissent, le prennent à la gorge, à l’estomac.

Impression de déjà-vu, malgré l’horreur inimaginée : sur un tapis roulant en acier inoxydable, des bébés mâles, humains, par milliers. Ils piaulent, piaulent, piaulent. Le dispositif roule, roule, roule et, tout au bout de l’horrible toboggan, les bébés tombent, les bras ballants, dans le broyeur aux bruits effroyables.

 

Guillaume recule, tente de retrouver la sortie. Une silhouette interminable coiffée d’une tête de loup lui barre le chemin. Le loup braque sur sa tête le canon d’un pistolet. Pétrification. Échange de regards. Dans celui du loup, il n’y a que du noir.

Le loup tire. Le piston projeté par de l’air comprimé frappe le crâne du trentenaire, mais ne le perfore pas. Sifflement, suivi d’un son mat. Sous l’effet d’un puissant ressort, le projectile revient dans son logement.

Sonné, Guillaume s’effondre.

 

Guillaume rouvre les yeux. Assis en tailleur, il s’ébroue au milieu du pré. Qu’est-ce qu’il fout là ? Et dans cette position ? Il ne se souvient pas d’avoir conduit jusque dans ce coin perdu. Il dînait avec des collègues, et… Et puis quoi ?

Après quelques minutes de stupeur et d’inquiétudes sans queue ni tête, il se lève, se met en route. Au loin, une usine, ou un entrepôt, il ne sait pas, se dessine. Il finit par rejoindre le bâtiment.

Il entre. La puanteur, les mugissements mécaniques et organiques lui retournent les tripes. Déjà-vu : sur un tapis roulant, des milliers de bébés piaillent. Et au bout de la rampe, horreur, tous tombent dans un broyeur. Fuir cet enfer, vite ! Guillaume se retourne. Une ombre démesurée et à gueule de loup le tient en joue. Détonation, air comprimé, sifflement, ressort. Le cadre sup’ s’évanouit.

 

Guillaume reprend conscience. Assis en tailleur, au milieu d’un champ. Mais qu’est-ce qu’il fiche ici ? La dernière chose dont il se souvient, c’est qu’il était au restaurant, avec des collègues. Il a commandé un suprême de poulet aux champignons et au vin blanc. Louis-Pierre a pris une escalope de veau alla parmigiana, et Anne-Sophie, des côtes levées sauce barbecue. Mais ensuite…

Trou de mémoire. Le trentenaire paraît soudain affolé, tout seul, perdu en pleine nature.

 

Après moult tergiversations, il décide de marcher. À l’horizon, une usine. Ou un entrepôt ?

Il accélère le pas.