Le Pacte affectif, un roman de Tony Fry Bolton (Éditions du Soupir, 2018)
Compte-rendu de lecture fictif de Roy Manseau(https://comptesrendusfictifs.home.blog/)
« Je sortais du récit pour entrer dans le doute.[1] » C’est en ces mots que Tony Fry Bolton définissait son rapport à l’écriture quand il est passé de sa période biographique à celle de ses romans dits « du Bayou ». Il avait traversé la ligne, incapable par la suite de revenir en arrière, ayant tout mis en place pour que le réel alimente dorénavant une écriture totalement dédiée à la fiction. Ainsi sont apparus les obélisques qui parsèment l’œuvre et la définissent, pointes effilées lancées vers le firmament, mais toujours soumises à la gravité, appuyées sur un socle solide, testimonial par les mots qu’on y a gravés. Cette figure, volontairement récurrente, réduite par certains à sa dimension sexuelle, est un appel au dépassement de soi. Fry Bolton n’en dira jamais rien de précis, sinon dans ce passage de L’Étoile de mer où il revient sur ses années de jeunesse, et sur la perte de son premier amour :
« J’ai tout de suite deviné à son regard froid qu’elle venait de comprendre l’appel de l’obélisque, car il y avait dans ses yeux cette extase mêlée de désespoir propre à ceux qui, dans une révélation soudaine, comprennent que le bleu du ciel n’est rien d’autre que la surface illusoire d’un océan de béatitude.[2] »
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette figure de l’amour perdu au profit d’une foi irraisonnée se décline de manière si évidente dans les œuvres de jeunesse de Fry Bolton. Pensons ici au personnage de Bellefeuille, devenu Père blanc d’Afrique après une illumination qui aura laissé dans l’ombre la gentille Fiona pourtant promise[3], ou à Angèle, qui finira par développer une relation quasi érotique avec la figure de Jésus tatouée sur sa cuisse[4] – à une époque où le tatouage n’était pas aussi répandu qu’aujourd’hui. Considéré par la critique de la fin du 20e siècle comme un écrivain réaliste, Fry Bolton a tout de même imaginé des univers rappelant le fractionnement et l’atomisation sociale contemporaine, rejoignant en cela Hannah Arendt et sa pensée actualisée par Louis Gill[5].
Dans Le Pacte affectif – s’agit-il d’un roman ou d’un essai (maladroitement) fictionnalisé, nous laisserons le lecteur en juger –, Fry Bolton revisite une période plutôt sombre de sa vie alors que sa mère, déjà diminuée par la maladie, l’entraîne dans d’incessants déménagements pour fuir la justice, un mari violent, des créanciers – entre autres. L’auteur ne nous offre pas toutes les clés de lecture. Il s’attarde plutôt à nous faire vivre les déchirements successifs que lui a imposés cet exil perpétuel.
« Peut-être l’ai-je déjà mentionné, ma mère boitait de la jambe gauche. Aussi y avait-il, dans sa manière de se déplacer, une forme de défi, à la vie et aux obstacles posés sur son chemin, pour dire au monde qu’elle ne cesserait jamais d’avancer quoi qu’il advienne. Et j’étais l’un de ces obstacles[6]. »
Les personnages secondaires, souvent désignés par leur profession ou un trait particulier de leur personnalité (la Boulangère, le Ramoneur, le Chauve, l’Ivrogne, l’Enfant pas de cou…), sont si nombreux que nous sortons de cette lecture avec l’impression d’avoir marché sur un boulevard sans jamais nous être arrêté pour respirer, prendre le temps de voir, d’entendre, de sentir – bref, de vivre ce que vit le protagoniste.
Nous comprenons que l’auteur a voulu nous lancer dans la course folle imposée par la mère, le récit prenant la forme d’un train lâché sur une voie en pente douce, que rien ne peut freiner. Un train sans autres passagers que ces deux âmes en peine qui ne se parlent pratiquement pas, sinon pour échanger des banalités. « Il n’y a rien de plus rassurant qu’une discussion sur le temps qu’il fait ou le chic des uniformes des agents de gare[7]. »
Avec un peu plus d’ironie et d’intelligence dans le propos, on pourrait se croire chez Ionesco, car le petit en vient à s’inventer des amis imaginaires qu’il invite à s’asseoir près de lui. Il leur raconte ses journées, répétitives, les appartements loués à la semaine, les chambres d’hôtel crasseuses, parfois infestées de blattes ou de punaises, les repas concoctés à partir de rien, un morceau de pain au beurre et une boisson gazeuse… Or après ces quelques pages un peu plus stimulantes, l’auteur met à l’épreuve la patience du lecteur en se lançant, sans raison apparente, dans un long chapitre généalogique, remontant la lignée maternelle jusqu’à l’arrière-arrière-arrière-grand-mère, née bossue, mariée de force à un marchand de tissu polonais.
Nous allons déclarer forfait, le livre nous tombant des mains, quand un soubresaut narratif nous secoue, page 132. Rien de bien transcendant, un événement presque anodin reçu comme un rebondissement face à la léthargie dont nous émergeons – nous nous garderons ici d’en révéler la nature puisqu’il s’agit de l’unique oscillation de ce texte autrement soporifique.
Parce que Fry Bolton nous a donné à lire de grands livres – pensons ici à Détournement[8] ou à La Chaleur du bitume[9] – nous avons quitté celui-ci déçu. Il en va ainsi de l’écriture et de la création en général, l’œuvre s’inscrivant dans un continuum sinueux multipliant les détours entre les avancées plus significatives. Ce sera sans doute pour une prochaine fois, pour la grande plume que demeure Fry Bolton. Souhaitons-lui de savoir éviter l’affadissement qu’ont connu quelques-uns de ses contemporains, hommes et femmes de lettres louisianais érigés en hérauts avant de tomber dans l’oubli.
[1] Tony FRY BOLTON, Noir de cire, récit, Éditions de la Plage, 2000, p. 24
[2] id., L’Étoile de mer, récit, Éditions de la Plage, 1997, p. 62
[3] id., L’Évangélisation des pauvres, roman, Éditions Pas à pas, 1968
[4] Tony FRY BOLTON, Angèle au pays des songes, roman, Éditions Pas à pas, 1971
[5] Voir L’atomisation sociale : condition de la domination totale, article publié dans la revue Spirale, no 176, janvier-février 2001
[6] op.cit., p. 98
[7] idem, p.102
[8] Tony FRY BOLTON, Détournement, roman, Éditions du Soupir, 1988
[9] id., La Chaleur du bitume, roman, Éditions du Soupir, 1994