Ce texte a été écrit dans le cadre du concours Reliures organisé en 2018 par les Jeunes programmatrices de la Maison de la littérature de Québec. [1] 

Rue Deschambault me vient de ma grand-mère maternelle. Ma « grand-mère toute-puissante ».

Le village de Labelle, dans le nord de Montréal, abrite l’une des deux seules reliures de la province. Ma grand-mère y écoule ses vieux jours. À écouter « ce bruit de soupir, d’inquiétude que fait le temps qui passe[2] ».

J’ai plongé dans Gabrielle Roy avec Rue D. Je n’ai de souvenirs de cette première approche que les interruptions; le chaud soleil de juin m’éclaboussant par la fenêtre, et la hâte d’avoir tout dévoré, de ne plus jamais quitter cette narration en va-et-vient, cette narration de lenteur et d’espérance.

Je me rappelle aussi tenir entre mes mains une épaisse couverture – la sobre apparence de la première édition de 1955 chez Beauchemin métamorphosée en une véritable armure bleu marin. Confection Labelle, me dit ma mère. Grand-maman me le confirme au téléphone. Et je suivais de la main, au fil de ma lecture les rigoles de la jaquette, comme les rides d’un visage ou les crevasses d’une main osseuse dans lesquelles se perdent les lignes, désormais illisibles. J’avais 18 ans.

Un an et demi plus tard, j’avais tout lu, de Bonheur d’occasion au Temps qui m’a manqué. Encore quelques mois et je partais en Europe pour un périple qui reproduisait les destinations de La détresse et l’enchantement.

Aujourd’hui, lorsque j’ouvre mon exemplaire de Rue D, il craque un peu, délivre les gémissements de sa charpente osseuse éprouvée par le temps. Sa douce-amertume me pique l’odorat. Au fil d’une session, il transite de ma bibliothèque au pied de mon lit, puis à la grande table de la salle à manger, où je m’installe pour rédiger. Nomade, ce livre, un peu comme ses déserteuses sur les routes du pays à la recherche de leur histoire et de leur mémoire, me suit dans les sinuosités du quotidien. Je ne sais plus par combien de fois je m’y suis référée. Mon mémoire de maîtrise portera sur Gabrielle – depuis le temps, elle est devenue une grande amie. Elle n’était pas Roy, mais Reine. J’ai 21 ans.

Labelle, au nord de Montréal, n’a de littéraire au regard que ses indications routières vers la route des Belles histoires des pays d’en haut – encore faut-il les retrouver, parmi les chemins de terre ou de cailloux, et l’asphalte qui morcèle de plus en plus les montagnes. Sa reliure m’apparaît comme les collines d’Altamont; trésor de plaines à reconstruire les couvertures bosselées et gondolées, dans le creux de la Rouge.

La Rouge, c’est celle aussi du Manitoba qui se perd dans les méandres des plaines, de St-Boniface, jusqu’au grand lac Winnipeg. La concordance n’a rien de fictif – elle me happe avec douceur et harmonie.

Je ne crois au hasard qu’en filigrane – je préfère voir dans les coïncidences fortuites une espérance de vie, ou l’expression du « silence des premiers jours de la création.[3] » L’existence s’écrit en va-et-vient, s’imprime sur une page blanche – je ne fais que relier les points qui s’offrent à moi. La mémoire est relationnelle, elle s’exprime par liaisons, encodages et cohérence : de ce que je vis à ce que je lis, il n’y a qu’un pas. Et à M. qui m’interroge sur mon étonnante capacité à me remémorer les dates et les mots, je ne saurais répondre autre chose que : l’autobiographie. Dans La détresse et l’enchantement, l’auteure ne fait pas que raconter sa vie. Elle lui donne un sens. Elle la recrée au fil de son écriture, elle unit les fragments de temps, en fait des fragments de sens. C’est la plus belle leçon qu’elle m’a apprise.

Je l’imagine, ma grand-mère, suivre la Rouge jusqu’à Winnipeg. La plaine à ciel ouvert au cœur du monde où les nuages en hauteur se perdent dans l’infini horizon. J’ai l’impression de la connaître parfaitement, cette plaine, moi qui ne l’ai entrevue qu’à une seule reprise, lorsque Gabrielle Roy ne m’était encore qu’une bibliothèque. J’avais 14 ans.

J’aimerais lui rendre son Rue Deschambault, à grand-maman, pour qu’elle puisse parcourir la couverture des doigts. Y trouver les histoires qui s’expriment de silence, et le temps qui lui manque. Elle qui ne voit presque plus pourrait y reconnaître son visage. Et y lire en braille toutes les envolées du monde.

Notes

[1] Le titre est en référence à la nouvelle inédite de Gabrielle Roy « Ma petite rue qui m’a menée autour du monde », publiée en 2002.

[2] Gabrielle Roy, La montagne secrète, Montréal, Beauchemin, 1961, p. 73.

[3] Gabrielle Roy, Cet été qui chantait, Montréal, Boréal, 2010 [1972], p. 153.